Cadix, Ou La Diagonale Du Fou
imbécile.
— Oui, monsieur le commissaire.
— Je chie sur ton père, sur ta mère et sur les braies
de la Vierge.
— Partout où ça vous plaira, don Rogelio.
— Brute. Enculé de mes deux.
Tizón est fou de rage, sans vouloir encore accepter la
défaite. Cette fois, il avait presque la main dessus. Juste à point. Au moins,
se console-t-il, l’assassin n’a pas de raisons de soupçonner qu’il s’agissait
d’un piège. Ce pouvait être une rencontre fortuite avec une ronde. Un imprévu.
Bref, rien qui puisse empêcher une nouvelle tentative. Finalement résigné, mais
ruminant sa déception, il regarde autour de lui : les voisins sont
toujours aux portes et aux fenêtres.
— Allons voir la fille. Et dis à ces gens de rentrer
chez eux. Il y a danger de…
Il est interrompu par un long gémissement qui traverse
l’air. Cela fait « Raaaas ! » en direction de la rue San Miguel.
Comme si, soudain, quelqu’un déchirait violemment une toile au-dessus de sa
tête.
Et, à quarante pas de là, la bombe explose.
15
À Cadix, certaines ordonnances royales et municipales ne
sont promulguées que pour ne pas être appliquées. Celle qui limite l’excès de
manifestations publiques pendant le Carnaval en est une. Bien qu’officiellement
il n’y ait pas de bals, de musiques ni de spectacles publics autorisés, chacun
à sa manière se dépêche de profiter des derniers jours avant le Carême. Malgré
l’intensification des bombardements français au cours des semaines
précédentes – beaucoup de bombes, néanmoins, continuent de ne pas exploser
ou de tomber dans la mer –, les rues fourmillent de monde : le petit
peuple fait la fête dans ses quartiers, et la bonne société se partage entre
soirées privées et joyeuse agitation des cafés. Passé minuit, la ville abonde
en déguisements, masques, seringues d’eau, poudres et confettis de toutes les
couleurs. Les familles, les groupes de parents et d’amis vont d’une maison à
l’autre, croisant des bandes de Noirs, esclaves et libres, qui parcourent les
rues en jouant du tambour et de la flûte. Dans la discussion – longue et
vive, y compris aux Cortés – sur la question de savoir si la ville doit
ignorer le Carnaval et conserver son austérité du fait de la guerre, ou s’il
convient de démontrer aux Français que tout continue de suivre son cours
normal, ce sont les partisans de la dernière solution qui l’ont emporté. Les
terrasses arborent des lampions dont la lumière est visible depuis l’autre rive
de la baie ; des navires à l’ancre ont allumé leurs feux, défiant les
bombes ennemies.
Lolita Palma, Curra Vilches et le cousin Toño déambulent en
se tenant par le bras sur la place San Antonio, esquivant en riant les groupes
de masques qui s’agitent de toutes parts. Ils sont déguisés. Lolita a un large
loup de taffetas noir qui ne laisse que sa bouche à découvert et est habillée
en Arlequin, avec, par-dessus son costume, un domino blanc et noir. Curra,
fidèle à son style, arbore avec son aplomb habituel une veste militaire, une
jupe à trois rangées de franges et de pompons, un bonnet de cantinière et un
masque en carton où sont peintes des moustaches. Le cousin Toño porte un masque
vénitien et un élégant costume de torero : veste brodée à brandebourgs,
pantalon très moulant et cheveux pris dans une résille, avec, glissés dans sa
large ceinture en place de couteau d’Albacete, trois cigares cubains et une
fiasque d’aguardiente. Ils sortent du bal du Consulat commercial où ils ont
passé un bon moment, avec musique et rafraîchissements, en compagnie
d’amis : Miguel Sánchez Guinea et sa femme, Antoñete Alcalá Galiano, Paco
Martínez de la Rosa, l’Américain Jorge Fernández Cuchillero et d’autres jeunes
députés libéraux. Maintenant, sous prétexte de prendre l’air, escortées du
cousin Toño, les deux amies en profitent pour faire un tour, jouir de
l’ambiance de la rue et plonger dans un monde différent.
— Allons au café d’Apollon, propose Curra Vilches.
C’est le seul jour de l’année où les femmes entrent sans
obstacle dans les cafés gaditans : le reste du temps, on leur réserve les
pâtisseries, moins masculines, avec leurs sorbets et leurs boissons fraîches,
leurs vitrines de gâteaux et leurs lave-mains en acajou.
Le cousin Toño proteste. Vous êtes folles, dit-il. Moi, dans
la fosse aux lions avec deux jolies femmes ? Oh, mon Dieu. Ils
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