Cadix, Ou La Diagonale Du Fou
vont vous
dévorer vivantes.
— Pourquoi ? se moque Lolita Palma. Nous sommes
escortées par un jeune homme de qualité.
— Un redoutable matador, précise Curra Vilches.
— Et puis, ajoute Lolita, avec nos masques, personne ne
sait si nous sommes belles ou laides.
Sceptique, le cousin soupire, résigné à son sort, pendant
qu’ils prennent le chemin du café situé au coin de la rue Murguía.
— Laides ?… Vous êtes à croquer, mes enfants. À
cette heure-ci, à Cadix et au Carnaval, aucune femme ne paraît laide.
— C’est l’occasion de ma vie ! s’exclame gaiement
Curra Vilches en battant des mains.
Lolita rit, pendue au bras de son cousin.
— Et de la mienne !
Ils passent tous trois devant les calèches et les attelages
particuliers alignés sur un côté de la place, dont les cochers attendent par
petits groupes autour d’une outre de vin, et ils franchissent le seuil sous le
tympan de fer forgé où trône la lyre qui donne son nom à l’établissement. Le
café d’Apollon est le lieu de rendez-vous habituel du cousin Toño ; quand
ils entrent, l’employé le reconnaît malgré son déguisement, le salue avec déférence
et s’incline bien bas en recevant un douro d’argent.
— Une table avec une bonne vue, Julito. Où ces dames
soient à leur aise.
— Je ne sais s’il en restera une de libre, don Antonio.
— Je te parie un autre douro que tu ne la trouveras
pas… et je le perds tout de suite.
Une seconde pièce brille dans la paume de l’employé qui la
fait prestement disparaître, ni vu ni connu, dans une poche de son tablier.
— On va voir ce qu’on peut faire.
Cinq minutes plus tard, entourés de gens, ils sont assis et
boivent – elles du rossolis à la cannelle, le cousin Toño une bouteille de
xérès – sur des chaises que l’on vient de disposer autour d’une table
pliante apportée à l’étage par un garçon et placée entre les colonnes de la
grande cour. L’établissement comporte quatre niveaux, les deux du haut,
auxquels on accède par la rue Murguía, étant réservés à la pension et au
logement de voyageurs. Dans la grande cour et au premier étage se trouvent la
salle à manger et plusieurs salons, lieu de rencontre habituel des députés libéraux
les plus exaltés. Aujourd’hui, la partie basse est en pleine effervescence. La
lumière coule à flots, avec des lustres et des chandeliers partout, qui font
briller les parures, les satins brodés et les paillettes. D’en haut pleuvent
des confettis multicolores, retentissent mirlitons et vessies gonflées, et un
orchestre à cordes joue allègrement sous les arcades du fond. On ne danse pas,
mais des garçons portant des plateaux de boissons circulent en tous sens au
milieu des rires, des chants et des discussions animées de table à table. Les
conversations, les éclats de rire et la fumée des cigares rendent l’atmosphère
excitée et épaisse. Lolita Palma, amusée, ne perd pas une miette du spectacle,
pendant que le cousin Toño – qui a relevé son masque pour mettre ses
lunettes – fume et entrechoque les verres, et que Curra Vilches, avec son
sans-gêne habituel, fait de piquants commentaires sur les costumes, les
déguisements et les personnes qui les entourent.
— Regarde bien ce corsage vert sous une perruque blanche.
Je suis sûre que c’est la belle-sœur de Pancho Zugasti.
— Tu crois ?
— Puisque je te le dis… Et celui qui lui bouffe
l’oreille n’est pas le mari.
— Ce que tu peux être grossière, Currita !
Il y a beaucoup d’hommes, comme d’habitude dans le café. Gaditans,
militaires en civil et étrangers. Mais nombreuses sont aussi les femmes qui
partagent les tables disposées dans la cour et les salles latérales, ou qui se
montrent aux balustrades du premier étage. Certaines sont des dames
respectables avec leurs maris, parents et amis. D’autres – Curra Vilches
les dissèque joyeusement et sans pitié – ne semblent pas l’être autant. Le
Carnaval fait tomber les barrières en laissant en suspens nombre de conventions
que, le reste de l’année, la ville observe avec une extrême rigueur. Cadix
demeure ouvert à tous, en ces temps de convulsions qui en font une Espagne en
miniature ; mais chacun connaît la place qui lui correspond. Quand on
l’ignore ou on l’oublie, il y a toujours une bonne âme pour vous le rappeler. Avec
la guerre et les Cortès ou sans elles, les déguisements et la gaieté du
Carnaval
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