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Cadix, Ou La Diagonale Du Fou

Cadix, Ou La Diagonale Du Fou

Titel: Cadix, Ou La Diagonale Du Fou Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Arturo Pérez-Reverte
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c’est Rogelio Tizón qui monte le coup. Et puis,
comme il l’a dit en donnant son accord, les putes sont faites pour ça,
monsieur. Pour être putes et servir ces messieurs les commissaires quand ils
sont généreux. Quant à Simona, elle s’est pliée à la situation avec le
fatalisme de la fille qui accepte, soumise, tout ce que son homme – celui
du moment, quel qu’il soit – décide. En fin de compte, que ce soit pour
des habitants mariés ou pour des célibataires et des militaires avec ou sans
grade, se promener de nuit dans une rue plutôt que dans une autre, pour elle,
ça ne change pas grand-chose. C’est toujours la même corvée.
    La tache claire du manteau est repartie. Rogelio Tizón la
suit du regard jusqu’au coin de la rue du Vestiaire, où il la voit s’arrêter,
silhouette immobile contre la lumière lointaine de la lanterne. Il y a un
moment, elle a été croisée par un homme dont la présence a alerté le
commissaire : mais il s’est révélé n’être qu’un simple passant auquel la
fille, dûment avertie, n’a pas prêté attention. Ses instructions sont
précises : n’aborder personne, demeurer dans l’expectative. Des trois
hommes qui sont passés près d’elle jusqu’à maintenant, un seul s’est arrêté
pour lui adresser un chapelet d’obscénités avant de poursuivre son chemin.
    Le temps passe, et Tizón est fatigué. Il s’assiérait bien
sur une marche, à l’abri du porche, en appuyant sa tête contre le mur pour
piquer un petit somme. Mais il sait que c’est impossible. Et quand il pense à
ça, il forme des vœux pour que Cadalso et l’autre agent résistent eux aussi à
la tentation de fermer les paupières. Les images de la rue, les ombres et la
tache claire du manteau qui monte et redescend l’allée pavée s’entrecroisent
dans sa tête, proche de la somnolence, avec les souvenirs des filles mortes.
Avec les scènes de la ville sur l’échiquier dont, cette nuit, toutes les cases
semblent noires. En s’efforçant de garder les yeux ouverts, Tizón rabat son
chapeau sur sa nuque et déboutonne sa redingote pour que la fraîcheur de la
nuit le tienne éveillé. Il maudit la terre entière. Il serait capable de tuer
pour un cigare.
    Il ferme un moment les yeux et, quand il les rouvre, il voit
la fille tout près. Elle est venue se placer à côté de lui d’une façon qui
s’inscrit naturellement dans ses allées et venues. Elle s’arrête à un pas du
porche, tournée vers la rue, manteau sur les épaules et tête nue, sans rien
faire qui trahisse la présence du policier ; elle sait feindre et être
discrète, constate celui-ci en contemplant le contour de ses épaules dans la
douce clarté que la lune répand sur le haut des maisons et la lueur de la
lanterne qui brûle au bas de la rue.
    — Je n’ai pas de chance, cette nuit, dit la fille à
voix basse, en lui tournant toujours le dos.
    — Tu fais ça très bien, murmure-t-il sur le même ton.
    — J’ai cru que le dernier allait s’arrêter, mais non.
Il s’est contenté de me regarder et il a poursuivi son chemin.
    — Tu as pu voir son visage ?
    — Pas vraiment. La lanterne était trop loin… Il m’a
semblé fort, avec une tête de bœuf.
    La description retient un instant l’intérêt du commissaire.
Une des questions qu’il s’est posées ces derniers temps est de savoir dans quelle
mesure la figure d’un individu peut correspondre à son caractère et à ses
intentions. Parmi les nombreux chemins où il a tâtonné en aveugle, figurent les
idées contenues dans un livre qu’Hipólito Barrull lui a donné à lire voici
quelques mois : la Fisiognomía de Giovanni délia Porta. Un traité
écrit il y a deux cents ans, mais intéressant pour un policier : jusqu’à
quel point est-il possible de deviner les qualités et les défauts d’un individu
à partir de ses traits physiques ? Il s’agit d’une sorte d’art
conjectural – l’appeler science serait excessif, a nuancé le professeur en
lui prêtant le livre – selon lequel les êtres humains dangereux, portés au
crime ou au délit, auraient tendance à manifester ces prédispositions à travers
leur visage et leur corps. À l’époque, Tizón a dévoré ces pages, après quoi il
a parcouru Cadix, continuellement sur ses gardes, méfiant et inquisiteur, en
tentant de découvrir le visage d’un assassin parmi les milliers croisés
quotidiennement. Cherchant des têtes pointues, signe de méchanceté,

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