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Cadix, Ou La Diagonale Du Fou

Cadix, Ou La Diagonale Du Fou

Titel: Cadix, Ou La Diagonale Du Fou Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Arturo Pérez-Reverte
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ne suffisent pas à rendre égal ce qui ne peut l’être. Peut-être, pense
Lolita Palma, qu’un jour ces jeunes philosophes libéraux, ceux des discussions
de café, des discours politiques et des réunions où l’on invoque les Lumières,
le Peuple et la Justice, changeront tout. Ou peut-être pas. En fin de compte, à
San Felipe Neri siègent des prêtres, des nobles, des érudits, des avocats et
des militaires. Il n’y a pas de commerçants, de boutiquiers ni aucun membre
issu du petit peuple, même si l’on affirme y parler au nom de tous et les
représenter. Le roi est toujours prisonnier en France, et la souveraineté
nationale, tant débattue, n’est pas grand-chose d’autre que quelques liasses de
papier qui portent le nom de future Constitution. Jusque dans l’agitation qui
règne au café d’Apollon, cela apparaît comme une évidence. Gaditans, Espagnols
côte à côte, mais pas mélangés. Ou seulement jusqu’à un certain point.
    — Un autre verre ?
    — Bien. – Lolita se laisse resservir de la
liqueur. – Mais tu veux ruiner ma réputation, cousin.
    — Vois plutôt Curra… Elle ne fait pas tant d’histoires.
    — C’est qu’elle n’a pas vraiment de pudeur.
    Les confettis continuent de pleuvoir depuis les étages,
comme une neige multicolore dans la lumière des bougies. Lolita Palma ôte un
gant pour retirer des confettis de son verre et boit lentement, par petites
gorgées. De là où elle est assise, elle parvient à voir de nombreux
masques : élégants ou non, délicats, spirituels ou vulgaires, mais aussi
des gens vêtus comme à l’ordinaire, à visage découvert. Et tandis qu’elle
promène son regard dans la salle en observant figures et habits, elle découvre
Pepe Lobo.
    — Est-ce que ce n’est pas ton corsaire ? demande
Curra Vilches qui, par hasard, a suivi son regard.
    — Si, c’est lui.
    — Hé !… où vas-tu ?
    Lolita Palma ne parviendra jamais à savoir – et
pourtant, elle s’interrogera toute sa vie – ce qui l’a poussée, en cette
nuit de Carnaval au café d’Apollon, à se lever sous les yeux surpris du cousin
Toño et de Curra Vilches, et à se diriger vers la table de Pepe Lobo, profitant
de l’anonymat du loup et du domino. Il se peut que cette audace lui ait été
inspirée par le troisième verre de rossolis ; ou alors cette ivresse aux
limites de laquelle elle flotte, si légère et si sereine qu’elle aiguise les
sens au lieu de les émousser, vient-elle de la musique, de la pluie de
confettis de couleur qui remplit d’une manière irréelle la distance qui les
sépare, dans le bourdonnement des conversations joyeuses et dans la fumée des
cigares qui sature l’atmosphère. Le capitaine de la Culebra est seul,
bien que, en approchant, Lolita découvre une bouteille et deux verres sur la
table de marbre. Il porte son habituelle veste bleue à boutons dorés, ouverte
sur un gilet blanc et une chemise dont le col est ceint d’une large cravate
noire, et il observe l’ambiance du café d’un air amusé, tout en restant un peu
en marge ; sans trop participer à l’allégresse qui l’entoure. Se rendant
compte d’une présence proche, Lobo lève la tête et découvre Lolita juste au
moment où elle s’arrête. Les yeux verts du marin, étincelants à la lumière des
bougies, l’examinent des pieds à la tête, jusqu’au loup et au capuchon de soie
noire du domino qu’elle a remonté en chemin. Puis son regard refait le parcours
dans l’autre sens. Il est évident qu’il ne la reconnaît pas.
    — Bonsoir, masque, dit-il en souriant.
    Ce brusque sourire ouvre une brèche blanche entre les
favoris épais et bruns, sur la peau hâlée par la mer. Sans se lever ni cesser
de la regarder, Lobo se penche un peu sur la table, verse de l’aguardiente dans
son verre et l’offre à Lolita ; et celle-ci, excitée par sa propre
audace – elle sent, posés sur elle, les regards horrifiés de Curra Vilches
et du cousin Toño qui la surveillent de loin –, l’accepte et le porte à
ses lèvres, sous le loup, sans toutefois en boire plus que quelques
gouttes : c’est un alcool fort, qui brûle le palais ; avec un vague
relent d’anis. Puis elle rend le verre au marin, qui sourit toujours.
    — Tu es muette, masque ?
    Il y a, maintenant, de la curiosité dans son ton. Ou de
l’intérêt. Lolita Palma, qui se demande à qui appartient le second verre posé
sur la table, reste silencieuse de peur que sa voix ne la

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