Cadix, Ou La Diagonale Du Fou
noir, habillées de ponchos de couleur et
coiffées de chapeaux de paille, s’approchent en riant et l’aspergent d’eau
avant de s’enfuir en courant. Il se contente de les regarder s’éloigner.
Contournant prudemment les passants, Rogelio Tizón se
rapproche peu à peu de l’individu masqué. Celui-ci est toujours immobile, et,
un moment, semble fixer le commissaire. Sur ce, il détourne la tête et quitte
les lieux. Le mouvement peut être fortuit, décide Tizón. Mais il peut ne pas
l’être. Pressant le pas pour ne pas le perdre de vue, il le suit jusqu’à la rue
du Sacrement. Là, au moment où il s’apprête à s’approcher pour lui mettre la
main au collet, impatient de lui arracher son masque, l’autre rejoint une bande
d’hommes et de femmes déguisés qui le saluent par son nom et acclament son
apparition. Au milieu des éclats de rire, quelqu’un sort une outre de vin, et
le nouveau venu rejette son capuchon en arrière en écartant son masque, pour
engloutir, bras levés, un long jet qui tombe droit dans son gosier, pendant
que, pris d’un intense sentiment de ridicule, le policier passe au large.
*
Odeurs de poisson frit, d’huile de beignets et de sucre
brûlé. Il y a des lampions de papier avec des chandelles allumées dans les
humbles demeures, basses et allongées, du quartier de pêcheurs de la Viña. Dans
la rue du Palmier, longue et rectiligne, ces points lumineux font penser à des
lucioles alignées dans le noir. Leur faible lueur dessine les contours de
groupes de voisins, dans la rumeur des conversations, des verres entrechoqués,
des rires et des chants. Au coin de la rue de la Consolation, à côté d’une
lampe à huile posée par terre, deux hommes et une femme déguisés avec des draps
qui ressemblent à des suaires chantent une copia sur le roi Pepino [4] ; lequel, assurent-ils avec des
voix quelque peu alcoolisées, emporte toujours dans ses bagages un tas de
bouteilles de vin pour la route.
— Je n’ai pas l’habitude de venir par ici, dit Lolita
Palma, qui observe tout.
Pepe Lobo s’interpose entre elle et une bande de jeunes gens
qui passent avec des torches allumées, des vessies et des seringues d’eau. Puis
il se tourne pour la regarder.
— Nous pouvons retourner, si vous voulez.
— Non.
Le loup de taffetas noir qu’elle porte toujours obscurcit
totalement son visage sous le capuchon du domino. Lorsqu’elle reste trop
longtemps sans parler, Lobo a l’impression de marcher en compagnie d’une ombre.
— C’est agréable… Et il fait une nuit splendide pour
cette époque de l’année.
Par intervalles, comme en ce moment, la conversation revient
sur le temps, ou de minuscules détails de ce qui se passe autour d’eux. C’est
lorsque les silences se prolongent, et qu’aucun des deux, comme pris dans une
impasse, ne parvient – n’ose serait plutôt le mot juste –
prononcer une parole. Lobo sait que Lolita en est aussi consciente que lui.
C’est néanmoins plaisant de se laisser bercer par de tels silences, comme par
l’indolente lassitude de cette promenade sans hâte ni objet apparent. Dans la
trêve tacite, complice de la nuit de Carnaval qui libère chacun de toute
responsabilité. C’est ainsi que le corsaire et la femme marchent depuis une
demi-heure, sans but, dans les rues de Cadix. Parfois, au hasard de leurs pas,
l’irruption d’une bande, ou le soubresaut causé par un masque qui souffle tout
près d’eux dans un cornet ou un mirliton, les fait se rapprocher sans l’avoir
prémédité, et se frôler dans l’obscurité.
— Saviez-vous, capitaine, que les danseuses de Gadès
faisaient fureur dans la Rome antique ?
Ils sont au croisement de la rue des Charrettes, éclairé par
la chandelle d’une lanterne. Devant la porte entrouverte d’une taverne –
prêtes à rentrer en vitesse si la ronde apparaît –, des femmes déguisées
dansent au milieu d’un cercle d’hommes, marins et Gitans. Les battements de
mains qui les encouragent rendent inutile toute autre musique.
— Je ne le savais pas, admet Lobo.
— Mais c’est vrai : les Romains se les
arrachaient.
Le ton de Lolita Palma est léger, parfaitement assuré ;
comme celui de quelqu’un qui reçoit un visiteur étranger et lui montre sa
ville. Et pourtant, pense Lobo, c’est moi qui suis censé l’escorter. Je me
demande d’où elle sort une telle sérénité.
— En d’autres temps, ajoute-t-elle au bout d’un
Weitere Kostenlose Bücher