Cadix, Ou La Diagonale Du Fou
assurance. Le reflet des
bougies de la salle y étincelle de nouveau. Curra Vilches, qui s’inquiète pour
elle, s’est levée de la table et vient vers eux. Lolita lève une main pour la
rassurer.
— Tout va bien, cantinière.
Le regard de Curra passe de l’un à l’autre, interrogateur, à
travers les fentes de son masque.
— Sûr ?
— Tout à fait. Dis à cet ivrogne de torero que je vais
prendre un peu l’air… Il y a trop de fumée ici.
Un silence. Puis l’amie reprend, d’une voix
stupéfaite :
— Seule ?
Lolita, qui l’imagine bouche bée sous le masque de carton et
la moustache peinte, est sur le point d’éclater de rire. Ce n’est pas tous les
jours que Curra Vilches se laisse damer le pion.
— Sois tranquille. Monsieur m’escortera.
*
Rogelio Tizón se jette de côté pour esquiver un seau d’eau
déversé d’une fenêtre ; après quoi, résigné à l’inévitable, il se fraie un
passage au milieu d’une troupe de femmes déguisées en sorcières qui lui
expédient quelques joyeux coups de balai au coin de la rue des Trois Fours.
C’est un quartier populaire, d’artisans et d’ouvriers, dont les habitants
vivent davantage dans la rue que dans leurs maisons et se connaissent tous, et
où beaucoup de terrasses portent des abris loués à des réfugiés et des
étrangers. Certaines rues sont éclairées par endroits avec des torches en
étoupe dont la fumée se répand en spirales noires et huileuses. Malgré
l’interdiction de danser dehors – dix pesos d’amende pour les hommes et
cinq pour les femmes –, les gens sont à leurs balcons et jettent de l’eau
et des sacs de poudre sur les passants, ou se rassemblent sur la chaussée en
groupes animés et s’agitent au son des guitares, des mandolines, des cornets,
des mirlitons et des crécelles. Les rires et les plaisanteries fusent dans
toutes les conversations, marquées par l’accent et la bonne humeur du petit
peuple gaditan.
À plusieurs reprises, le commissaire croise une bande de
Noirs libres qui vont et viennent au rythme des tambours et des flûtes en
chantant dans le créole incompréhensible des cadences caraïbes :
Mi ma’e no
quié
que vaya a la
plasa
po’que lo
sordao
me dan
calabasa [3] .
Un garçon vêtu d’un burnous brun et chaussé de babouches se
jette sur Tizón, armé d’une vessie gonflée au bout d’un bâton, dans l’intention
bien affirmée de l’en frapper, mais celui-ci, excédé, lui barre le passage d’un
coup de canne.
— Fous le camp, dit-il, ou je t’arrache la tête.
L’autre s’enfuit, la mine déconfite, impressionné par le ton
et le regard furibond du policier, qui continue son chemin dans la foule en
scrutant les masques qui se pressent autour de lui. Parfois, quand il voit une
jeune fille, il la suit un moment de loin, histoire de voir si quelqu’un
l’accoste ou marche derrière elle. Il arrive que cette surveillance se prolonge
sur plusieurs rues, Tizón observant chaque individu masqué qu’il croise ;
prêt à repérer le comportement suspect, l’indice qui le décidera à se jeter sur
lui, lui arracher son loup ou son masque et à découvrir les traits, mille fois
imaginés dans ses cauchemars – il dort de plus en plus mal, entre deux
réveils en sursaut qui mélangent réalité et imagination –, de l’homme
qu’il cherche. D’autres fois, ce ne sont pas des jeunes femmes, mais un
déguisement ou une apparence étrange qui attirent son attention : il suit
alors la personne, guettant chaque mouvement. Chaque pas.
Dans la rue du Soleil, près de la chapelle, un homme
l’intéresse particulièrement. Il porte une longue robe de bure noire, la tête
couverte d’un capuchon, avec un masque blanc, et il reste immobile à observer
les gens. Quelque chose dans son attitude éveille les soupçons du commissaire.
C’est peut-être, estime celui-ci en s’abritant derrière les passants, à cause
de cette façon qu’il a de se tenir à l’écart : isolé, étranger à la gaieté
de la rue. Ce personnage observe comme de l’extérieur, ou de loin. Trop
distant, conclut le commissaire, pour quelqu’un qui se déguise pour le Carnaval
et sort s’amuser. Or celui-là ne semble pas du tout s’amuser. Rien à voir avec
les autres. La tête encapuchonnée bouge lentement d’un côté et de l’autre,
suivant les pas des gens qui circulent dans la rue. Il ne paraît pas réagir
quand trois filles au visage peint en
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