Cadix, Ou La Diagonale Du Fou
conversation précédente.
On peut l’appeler comme ça, pense Pepe Lobo. Un coup de
chance. Il prend son temps pour acquiescer, sérieux.
— Je le cherche. Oui. Et alors je tournerai le dos à la
mer pour toujours.
— Je croyais… enfin… – elle semble sincèrement
surprise – que vous aimiez vivre ainsi. L’aventure.
— Vous vous trompiez.
Un nouveau silence. Soudain, Lobo éprouve une envie
irrésistible de parler. D’expliquer ce qu’il n’a jamais cru nécessaire
d’expliquer à personne auparavant.
— Je vis ainsi parce que je ne peux pas vivre
autrement, reprend-il enfin. Et ce que vous appelez l’aventure… Eh bien,
j’échangerais toutes les aventures du monde contre quelques sacs d’onces d’or…
Si j’arrive un jour à me retirer, j’achèterai une terre le plus loin possible
de la mer, dans un endroit d’où on ne la voit pas… Avec une maison et une
treille sous laquelle je m’assiérai le soir pour voir le soleil se coucher,
sans avoir à me demander si le bateau va chasser sur son ancre ou si je dois
prendre des ris dans la voile pour passer une nuit tranquille.
— Et une femme ?
— Oui. Enfin… peut-être. Une femme aussi, pourquoi pas.
Il se tait, confus. Elle a posé sa question sur un ton
parfaitement dépassionné. Froid. Comme un élément de plus dans l’énumération de
Lobo. Et c’est précisément cette neutralité – naturelle ou
délibérée ? – qui déconcerte le corsaire.
— Il me semble que vous n’êtes pas loin de l’obtenir,
estime Lolita Palma. Je parle de réunir assez d’argent. Pour vous retirer à
l’intérieur des terres.
— C’est bien possible. Mais jusqu’à la fin, personne ne
peut savoir.
Le phare situé sur le château, à l’extrémité du récif de San
Sebastián, les éclaire par intervalles de ses faisceaux. La forme noire de la
sentinelle de la guérite se déplace lentement le long du rempart. Lolita Palma,
qui garde toujours le capuchon du domino rabattu sur la tête, a ôté son masque.
Lobo observe son profil, éclairé périodiquement par la lumière lointaine.
— Savez-vous ce que j’aime chez les gens de mer,
capitaine ?… C’est qu’ils ont beaucoup voyagé et peu parlé. Que ce qu’ils
savent, ils l’ont vu de leurs yeux, en apprenant beaucoup sans étudier dans les
livres… Vous, les marins, vous n’avez pas besoin d’une nombreuse compagnie, car
vous avez toujours été seuls. Et vous possédez ce quelque chose d’ingénu, ou
d’innocent, qu’a l’homme qui descend à terre comme s’il pénétrait dans un lieu
dangereux, inconnu.
Lobo l’écoute avec une surprise sincère. C’est comme ça que
les autres le voient, se dit-il. C’est comme ça qu’elle le voit.
— L’idée que vous vous faites de mon métier est jolie,
mais elle est inexacte. La pire racaille que j’ai connue était pour une bonne
part à bord d’un navire, et pas seulement sur le gaillard d’avant. Et
permettez-moi de vous dire cette évidence : jamais je ne vous laisserais
seule avec mon équipage…
Un sursaut, et tout de suite le ton habituel qui
revient :
— Je sais parfaitement me défendre, monsieur.
L’orgueil des Palma. Le corsaire sourit entre deux éclats du
phare.
— Ce n’est pas le genre de choses que vous pouvez
savoir.
— Je fréquente des marins depuis mon enfance,
capitaine. Ma maison…
Obstinée. Sûre d’elle. La clarté lointaine découpe
maintenant son profil volontaire. Elle contemple la mer.
— Vous nous connaissez par vos visites, madame. Et par
ce que vous avez lu dans des livres.
— Je sais regarder, capitaine.
— Vraiment ?… Et que voyez-vous quand vous me
regardez ?
Elle reste sans répondre, la bouche légèrement entrouverte.
Le difficile équilibre que conservait leur conversation est rompu. Elle semble
à présent troublée, et cela produit chez Lobo une étrange émotion, un sentiment
proche du remords. De toute manière, il n’attendait pas vraiment de réponse à
sa question.
— Écoutez…, dit le corsaire. J’ai quarante-trois ans,
et je suis incapable de dormir deux heures d’affilée sans me réveiller
brusquement pour vérifier où je suis et si le vent n’a pas tourné. J’ai
l’estomac ruiné par les nourritures infâmes du bord, et des maux de tête qui
durent plusieurs jours… Quand je reste longtemps dans la même position, mes
articulations craquent comme celles d’un vieillard. Les changements de temps
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