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Cadix, Ou La Diagonale Du Fou

Cadix, Ou La Diagonale Du Fou

Titel: Cadix, Ou La Diagonale Du Fou Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Arturo Pérez-Reverte
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qu’aux jours et aux heures convenus le
sergent Labiche et ses hommes dirigent quelques coups de canon sur les lieux
indiqués, toujours avec des grenades pourvues de poudre et d’espolette. Après
tout, il s’agit de bombarder, rien de plus. Et donc, que les projectiles
tombent là ou ailleurs, c’est du pareil au même. Quant à l’histoire des filles
mortes, il imagine qu’en cas de succès le commissaire lui enverra un message
pour lui en faire part. De toute manière, Desfosseux reste disposé à tenir ses
engagements. Pas indéfiniment, bien sûr. Il y a une limite à tout.
    L’artilleur se lève et consulte encore une fois sa montre.
Puis il prend sa veste et son chapeau, éteint la chandelle et, après avoir
écarté la couverture qui masque l’entrée de la baraque, sort dans l’obscurité.
Le ciel est couvert d’étoiles, et le vent de nord-ouest fait se tordre les
flammes d’un bivouac voisin, où des soldats de garde ont mis à chauffer une
marmite contenant l’habituel breuvage d’orge brûlée et moulue qui prétend être
du café mais ne sent pas le café, n’a pas le goût de café et ne contient pas un
seul grain de café. Les crépitements du feu éclairent dans leur ballet
rougeoyant les canons des fusils et les visages fantomatiques sur lesquels
dansent ombres et reflets.
    — Un quart, mon capitaine ? questionne un homme
quand il passe près d’eux.
    — Tout à l’heure, je ne dis pas non.
    — Tout à l’heure, il n’en restera pas une goutte.
    Desfosseux s’arrête, accepte le quart en fer-blanc qu’on lui
offre et, celui-ci à la main, marche dans l’obscurité, en prenant garde aux endroits
où il met les pieds, vers la tour d’observation qui se dresse à quelques pas.
La nuit est agréable malgré le vent. L’été arrive avec ses grandes chaleurs sur
les rives de la baie, le mercure monte jusqu’à quarante degrés centigrades à
l’ombre, et des millions de moustiques venus des eaux basses et stagnantes
tourmentent nuit et jour l’armée impériale. Au moins, se dit Desfosseux tout en
trempant les lèvres dans le breuvage chaud, le vent de nord-ouest a chassé la
terrible fournaise des derniers jours : cet autre vent que l’on appelle
ici solano, ou sirocco, et qui, venu d’Afrique, apporte des fièvres malignes et
des nuits suffocantes, assèche les rivières, tue les plantes et rend les gens
fous. On dit que la plus grande partie des assassinats commis sur cette terre,
criminelle par nature, ont lieu pendant que souffle le solano. Le dernier cas
retentissant s’est produit il y a trois semaines à Jerez. Un lieutenant-colonel
des dragons qui vivait en concubinage avec une Espagnole – beaucoup de chefs
et d’officiers se permettent ce luxe, laissant les hommes de troupe se défouler
dans les bordels ou violer des femmes à leurs risques et périls – a été
tué à coups de couteau par le mari, un fonctionnaire municipal ordinairement
pacifique qui avait prêté serment au roi Joseph, sans que l’on puisse établir
d’autre motivation que personnelle. Sous l’influence du vent brûlant qui fait
bouillir le sang et détraque les cerveaux.
    Simon Desfosseux termine le breuvage, laisse le quart vide
par terre et gravit l’échelle grinçante qui mène à la plateforme de
l’observatoire, transformé en blockhaus grâce à d’épaisses planches en pin de
Chiclana. Dans cinq minutes, le lieutenant Bertoldi exécutera avec la batterie
de Fanfan les derniers tirs de la journée contre divers points de la ville,
dont la place San Antonio, l’oratoire de San Felipe Neri et le bâtiment de la
Douane, respectant ainsi ce qui, depuis des mois, est devenu un programme
fixe : un certain nombre de bombes tirées à la limite de leur portée à
l’heure où l’aube blanchit la campagne, et de nouveaux bombardements au moment
du déjeuner, du dîner et du réveil. Simple routine quotidienne : les
bombes font plus de dégâts qu’avant, mais nul n’en attend un quelconque
changement. Pas même le duc de Dalmatie. Par une meurtrière, Desfosseux observe
mélancoliquement le paysage : la vaste étendue de la baie et les rares
lumières de la ville endormie, ainsi que les éclats lointains du phare de San
Sebastían. Quelques fenêtres sont éclairées du côté de l’île de León, et les feux
de bivouac des deux armées se prolongent au loin en forme d’arc, le long des
étiers jusqu’à Sancti Petri, délimitant une ligne de front qui n’a pas

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