Cadix, Ou La Diagonale Du Fou
d’obéissance et de pratique efficace. De la
certitude de se savoir commandés par un capitaine prudent, heureux dans ses
entreprises, qui ne prend jamais de risques superflus, garde sains et saufs ses
prises, son navire et son équipage, et s’occupe efficacement, à terre, de
chaque fruit de la campagne. Confirmant à tous que travaux et dangers ont leur
récompense. Telle est la fidélité que Pepe Lobo attend cette nuit de ses
hommes : celle dont il a besoin pour naviguer dans l’obscurité jusqu’au
fond du golfe, manœuvrer rapidement, se battre comme il faut et revenir avec le Marco Bruto en remorque.
En arrivant à l’échelle située près du canon numéro trois de
tribord et à la hauteur de la chaloupe arrimée sur le pont, Lobo se penche
au-dessus de la lisse vers la silhouette qui attend en bas, dans un canot,
contre le flanc du cotre : un employé de la maison Palma, un ancien marin
qui fait habituellement la liaison avec la terre quand ils sont mouillés dans
le port.
— Santos !
En bas, l’homme s’ébroue. Il dormait.
— À vos ordres, commandant !
— On lève l’ancre. Portez la nouvelle à votre patronne.
— Comme une balle !
Les avirons clapotent dans l’eau tandis que la forme obscure
du canot s’écarte de la coque, ramant, vent de travers, en direction de la pointe
du quai. Pepe Lobo poursuit son chemin jusqu’à la poupe, passe à côté de la
barre amarrée au centre et s’accoude au couronnement sur lequel repose la bôme,
près du coffre des instruments et des signaux. Le bois est mouillé ;
pourtant, malgré le vent qui s’imprègne de l’humidité de la baie, la
température est convenable. La veste déboutonnée sur la chemise, Lobo sort le
pistolet qu’il porte à la ceinture et le met dans le coffre. Puis il reste à
contempler la ville endormie à l’abri de ses remparts, le double pinacle dans
l’ombre de la Porte de Terre, au-delà du quai. Les silhouettes des navires à
l’ancre et les rares lumières qui se reflètent dans l’eau noire, entre les
moutons d’écume que soulève le mistral.
Peut-être en ce moment est-elle éveillée, pense-t-il.
Peut-être est-elle assise, un livre dans les mains, levant de temps à autre les
yeux pour vérifier l’heure. Pour imaginer ce qu’ils sont en train de faire, lui
et ses hommes. Peut-être compte-t-elle les heures avec inquiétude. Ou bien
alors – et c’est le plus probable, à ce que Lobo croit savoir
d’elle – elle dort, étrangère à tout, indifférente ; rêvant de cet
on-ne-sait-quoi qui occupe ordinairement le sommeil des femmes. Un moment, le
corsaire imagine la tiédeur de son corps, son expression en ouvrant les yeux le
matin, la paresse des premiers mouvements, la lumière du soleil qui entre par
la fenêtre et éclaire son visage. Ce soleil que, peut-être, certains des hommes
actuellement à bord de la Culebra ne verront jamais se lever.
Je sais tout de vous. Voilà les paroles qu’elle a prononcées
sur le rempart, entre chien et loup, alors qu’elle lui demandait de jeter son
navire et ses hommes sous les canons du golfe de Rota. Je sais tout ce que j’ai
besoin de savoir, a-t-elle dit, et ça me donne le droit de vous demander ce que
je vous demande. De vous regarder comme je vous regarde. S’appuyant sur le teck
humide, le corsaire se rappelle maintenant la manière dont ce regard, sous les
plis translucides de la mantille agitée par le vent, se voilait de plus en plus
dans la pénombre violette pendant que sortaient les mots calculés et froids,
précis comme l’échelle graduée d’un sextant. Et lui, maladroit comme le furent
toujours les hommes confrontés à l’énigme de la chair, de la mort et de la vie,
voyait se fondre son visage dans la nuit sans oser y poser un nouveau baiser.
Sans emporter avec lui, sur le minutieux chemin vers le néant qu’il s’apprête à
parcourir – où, en réalité, il s’est déjà engagé quand il s’est penché, en
bas, sur la carte nautique –, autre chose que la voix et la certitude de
l’existence physique de la femme, sa chaude et inaccessible consistance perdue
dans les ombres prêtes à dévorer leurs destins. Si nous étions n’importe où
ailleurs dans le monde, je… Voilà tout ce qu’il a réussi à dire avant de
s’interrompre ; et il n’a pratiquement rien ajouté, car, avec cet aveu
singulier, jamais prononcé avant, tout était désormais clair entre eux, y
compris leur résignation devant
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