Cadix, Ou La Diagonale Du Fou
navire mouillé sous le vent et à tribord
de la prise l’a surpris au dernier instant, quand il ne pouvait plus modifier
la manœuvre : il s’agissait d’un bateau armé de petit tonnage. Peut-être
le mistic corsaire qui œuvrait dans la baie et qui a dû revenir mouiller ici
dans les dernières heures. Son unique coup de canon, isolé, a dénoncé les
agresseurs avant terme ; ce qui, en soi, arrivés à ce point, n’était pas
trop important. Mais il y a autre chose, de bien plus grave : le mistic,
si c’est bien de lui qu’il s’agit, dérive, fortement poussé par le vent, ses
amarres rompues, transformé en brasier depuis que la Culebra, une fois
Maraña et seize hommes montés à l’abordage du Marco Bruto, y a mis le
feu après avoir lâché par tribord, à bout portant, une bordée de ses quatre
canons de 6 livres.
Le problème est à bâbord du brigantin abordé ; ou
plutôt là où, après être passé de ce côté sous le vent, Pepe Lobo voit
maintenant les éclairs des coups de canon et de la fusillade que tire la
felouque corsaire, mouillée tout près. Dans le noir, Lobo ne peut voir distinctement
sa propre mâture ; mais les flammes du mistic incendié qui continue de
dériver avec le vent et les éclairs intermittents des tirs de la Culebra montrent le gréement de plus en plus haché et la toile qui empanne ou se tend
vers le haut dans le vent déchaîné : la grand-voile est en partie
déchirée, la corne est brisée au milieu, et seule la trinquette reste encore
utile. Sur le pont couvert de filins emmêlés et d’éclats de bois qui se
découpent sur la lumière brutale des coups de canon, les hommes du cotre
tentent d’ajuster bras et drisses pour garder le bateau manœuvrant, pendant que
les artilleurs écouvillonnent, chargent et pointent de nouveau sur tribord les
quatre pièces portant un double boulet. Pepe Lobo parcourt la batterie en
harcelant les indécis et en aidant à tirer sur les palanquins qui maintiennent
les affûts.
— Feu !… Feu !
La poudre brûlée le fait pleurer et ses cris se perdent dans
le fracas du combat. Ils sont tout près de la felouque ennemie qui est toujours
à l’ancre et les accable d’un feu très vif. Trois canons de 6 livres et
une caronade de 12 sur chaque bord, comme le sait Pepe Lobo. La caronade tire à
mitraille et, à cette distance, ses effets sur le pont du cotre sont
dévastateurs. À chaque coup qu’il reçoit, la coque tremble, et ses secousses
font osciller la mâture dont les haubans se balancent, rompus ou détachés. Il y
a trop d’hommes couchés sur le pont : ceux qui tombent morts ou blessés,
ou ceux qui se recroquevillent, terrifiés, en essayant de se protéger des tirs et
des éclats qui volent de toutes parts. Lobo se félicite d’avoir mis la chaloupe
à la mer avant d’entrer dans le golfe, car si elle était restée à bord les
boulets l’auraient transformée en mille éclats mortels pour ceux qui se
seraient trouvés à proximité.
— Si vous voulez rentrer, continuez à tirer !
Des éclairs, encore et toujours. Après chaque détonation,
les canons reculent, retenus par leurs bragues. Le manque d’hommes commence à
se faire sentir. L’équipe d’abordage du Marco Bruto a laissé les pièces
sans servants suffisants, même avant de commencer le combat. Ceux qui se
battent encore toussent, essuient leurs yeux larmoyants et profèrent des
obscénités en tirant sur les palanquins et en remettant les canons en batterie.
Lobo se joint à eux et s’écorche les mains sur les câbles en halant
désespérément. Puis il va à la poupe en contournant le plancher arraché et les
corps tombés. Une sensation confuse de perte de contrôle et de désastre
imminent commence à lui faire abandonner son sang-froid. Le vent emporte
rapidement la fumée des tirs, et il peut distinguer, toujours plus proche, la
svelte silhouette noire du navire à l’ancre, et son flanc de tribord où se
succèdent les éclairs des canons et des fusils. Par chance, pense-t-il
brusquement, il est trop près, et les batteries de la côte ne se décident pas à
donner de la voix par crainte de toucher la felouque.
— La barre à tribord, toute !… Si nous le
heurtons, nous ne sortirons pas d’ici !
Un des timoniers – ou ce qui en reste, car il est en
morceaux, comme s’il était passé sur le billot d’un boucher – est étendu
contre la gouttière de bâbord. De toutes ses forces, l’Écossais pousse la
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