Cadix, Ou La Diagonale Du Fou
bougé
d’un pouce dans les quatorze derniers mois, depuis la bataille de Chiclana. Et
qui ne bougera plus, sauf probablement pour reculer. Avec les mauvaises
nouvelles qui arrivent du reste de la Péninsule, la défaite du maréchal Marmont
devant Wellington à la bataille des Arapiles suivie de l’entrée des Anglais
dans Salamanque, les rumeurs d’un repli vers le nord commencent à courir dans
l’armée d’Andalousie.
En tout cas, Cadix est toujours là. Après avoir ôté le cache
qui protège l’oculaire d’une moderne longue-vue nocturne Thomas Jones montée
sur un trépied, large tube de presque un mètre de long – il aura fallu six
mois de paperasses épuisantes pour la faire venir à la Cabezuela –,
Desfosseux parcourt avec la puissante optique les contours obscurs de la ville,
s’arrêtant sur le bâtiment de la Douane où réside la Régence. Outre l’oratoire
de San Felipe Neri, lieu de réunion du Parlement rebelle – plus éloigné et
donc plus difficile à atteindre –, la Douane est un de ses objectifs
favoris. Après d’innombrables tentatives, tâtonnements et échecs, l’artilleur a
réussi à centrer le tir sur l’édifice et à y faire tomber quelques bombes bien
dirigées. C’est également le propos de cette nuit, si Bertoldi dose bien la
poudre et si le vent de nord-ouest ne complique pas les trajectoires.
À l’instant où Simon Desfosseux va s’écarter de l’oculaire,
une ombre passe lentement dans le cercle de la lentille. Déplaçant la
longue-vue vers la droite, le capitaine la suit un moment, curieux. Il finit
par comprendre que cette ombre, agrandie et aplatie sur la surface immense et
noire de la baie par la puissance de l’instrument optique, ce sont les voiles
d’un bateau qui, toute toile dehors et serrant le vent, navigue silencieusement
dans l’obscurité comme un fantôme.
*
Sur la tour de vigie de la terrasse, rafraîchie par le vent
qui pénètre de face par la fenêtre du côté nord, Lolita Palma regarde, elle
aussi, dans une longue-vue. La ligne de la côte, où meurent les étoiles dont
les constellations percent la voûte bleue du firmament, est à peine visible sur
l’immensité noire de la baie. Sous l’horizon que l’intense obscurité qui accompagne
la dernière heure de la nuit assombrit davantage encore, il n’y a pas d’autres
lumières que l’éclat régulier du phare de San Sebastián à gauche et quelques
faibles points lumineux – les feux de Rota –, semblables à des
étoiles très basses, amorties et tremblantes dans le lointain.
— L’aurore va dissiper la nuit, commente Santos.
Lolita regarde vers la droite, en direction du levant.
Au-delà des hauteurs sombres de Chiclana et des pentes de Medina Sidonia,
l’horizon se transforme en une très légère ligne bleutée où les astres
commencent à s’éteindre. L’obscure clarté qui ne tombe plus des étoiles mettra
plus d’une heure à dissiper les ténèbres de la baie, là où elle regarde en vain
depuis un moment, cœur battant, en s’efforçant de percer l’obscurité. À la
recherche du moindre indice qui lui révélerait que la Culebra est à
proximité de son objectif. Mais il n’y a rien d’autre que la nuit. La
longue-vue ne révèle rien de particulier et tout semble tranquille. Le vent les
a peut-être retardés, conclut-elle, inquiète. L’obligation de tirer trop de
bords pour s’approcher. Ou alors, il leur a été impossible de pénétrer à
l’intérieur du golfe et ils ont été forcés de reprendre le large. Et de
renoncer à leur tentative.
— S’ils avaient été découverts, nous le saurions déjà.
Elle acquiesce sans desserrer les lèvres. Elle sait que le
vieux marin a raison. Tout ce calme indique que, quel que soit l’endroit où se
trouve le cotre, personne ne l’a encore repéré. Au contraire, cela fait
longtemps que les batteries françaises situées entre le fort de Santa Catalina
et Rota n’ont pas fait feu, et le vent qui vient de cette rive apporterait des
bruits de combat. Or le silence est absolu, si l’on excepte la rumeur du
mistral qui court librement sur toute la baie et hurle par moments.
— Se mettre dans le golfe n’est pas facile, ajoute
Santos. Ça prend du temps.
Elle acquiesce de nouveau, incertaine. Troublée. Quand les
rafales soufflent avec trop de violence par la fenêtre ouverte, elle tremble de
froid malgré le châle de laine qu’elle porte – avec une résille en
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