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Cadix, Ou La Diagonale Du Fou

Cadix, Ou La Diagonale Du Fou

Titel: Cadix, Ou La Diagonale Du Fou Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Arturo Pérez-Reverte
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soie
rassemblant les cheveux et des mules en maroquin – par-dessus sa robe
d’intérieur. Cela fait deux heures qu’elle ne quitte pas la tour, et elle a
passé presque toute la nuit à veiller. La dernière fois, elle est montée après
un sommeil bref et inquiet qu’elle n’a pas réussi à prolonger, pendant que le
serviteur restait de garde avec pour instructions de l’avertir à la moindre
alerte. Dès son arrivée en haut, impatiente, elle a réclamé la longue-vue.
Maintenant, ses mains et son visage sont glacés, elle se sent brisée par
l’interminable attente et ses yeux pleurent de s’être tant acharnés à regarder,
collés à l’oculaire. Elle parcourt méticuleusement la ligne noire de la côte,
de droite à gauche, en arrêtant le cercle de vision sur le fond sombre du
golfe : il n’y règne qu’obscurité et silence. L’idée du Marco Bruto et de sa cargaison perdus à jamais, une fois manquée l’unique occasion de les
reprendre, la remplit d’angoisse.
    — Je crains qu’il n’y ait rien à faire, murmure-t-elle.
Quelque chose a dû les empêcher d’arriver.
    La voix de Santos évoque la patience, le calme ancestral des
gens de mer habitués à faire face aux vicissitudes de leur destin.
    — Ne dites pas ça… Le capitaine connaît son métier.
    Une pause. Le vent frappe par fortes rafales qui font
s’agiter et claquer le linge tendu sur les terrasses voisines comme des suaires
de fantômes pris de folie.
    — Vous me permettez de fumer, madame Lolita ?
    — Bien sûr.
    — Je vous remercie.
    À la brève lueur du briquet avec lequel le serviteur allume
un cigare qu’il a roulé lui-même, Lolita Palma observe les rides profondes qui
sillonnent son visage. Pepe Lobo, pense-t-elle, doit être en ce moment entouré
de têtes semblables à celle-ci : des hommes tannés, taillés par la mer.
Elle peut, sans aucun effort, imaginer le corsaire – s’il n’a pas renoncé
et poursuit encore son entreprise – scrutant l’obscurité devant la proue
du cotre. Attentif à tous les sons autres que ceux du vent et du grincement des
manœuvres et de la toile, pendant que le chuchotement du sondeur juché sur le
bossoir énumère les brasses d’eau sous la quille et que tous attendent, crispés
par la tension qui lie les langues et sèche les bouches, le flamboiement d’une
bordée ennemie qui balaiera le pont.
    Une autre rafale de mistral humide hurle sur les terrasses
et entre par la fenêtre de la tour de vigie. Grelottant sous son châle, la
femme sent maintenant, précis et concret comme une blessure, le vide des gestes
qu’elle n’a jamais faits ; le silence de tous les mots qu’elle n’a pas
prononcés pendant que la pénombre de ce dernier crépuscule – quelques
heures seulement l’en séparent mais il lui semble que des années se sont
écoulées – voilait les traits de l’homme dont le souvenir l’émeut :
une ligne blanche fendant la peau brune du visage, le double reflet de raisin
mouillé dans les yeux clairs, absents, absorbés dans la nuit qui prenait
possession, implacable, de leurs sentiments et de leurs vies. Peut-être
reviendra-t-il quand tout sera terminé, se dit-elle soudain. Peut-être
pourrai-je. Ou devrai-je… Mais non. Peut-être jamais. Ou si. Peut-être
toujours.
    — Là-bas ! s’écrie Santos.
    Lolita sursaute et regarde dans cette direction. Elle
retient sa respiration et toute sa peau se hérisse. À travers la baie, le vent
apporte un bruit sourd et monotone, étouffé, comme de coups de tonnerre très
lointains. Dans le golfe de Rota, sur la surface noire de la mer, brillent de
minuscules éclairs.
     
    *
     
    Les débris volent, les tirs lancent des éclairs et les hommes
crient. Chaque fois que la Culebra reçoit une nouvelle bordée, elle
tremble comme si elle était vivante, ou agonisante. Depuis que le cotre a enfin
réussi à écarter sa proue de l’arrière du brigantin en passant à bâbord dans le
lit du vent, Pepe Lobo n’a pas eu le temps de vérifier comment vont les choses
pour Ricardo Maraña et son équipe d’abordage. À peine le dernier homme s’est-il
hissé sur le Marco Bruto  – ne pas avoir cassé le beaupré dans la
silencieuse approche finale bien qu’en allant contre le vent relève du
miracle –, que Lobo a dû s’occuper du navire sans feux qui leur tirait
dessus par tribord. Il ne s’attendait pas à rencontrer quelqu’un de ce côté, et
la révélation subite qu’il y avait un

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