Cadix, Ou La Diagonale Du Fou
l’inéluctable. Le voyage était décidé, sans un
regard en arrière ni une plainte. Il était juste un autre homme, un de plus,
s’éloignant par des routes sans retour et des mers sans vents pour l’aider à
revenir. Sans peurs ni remords, car rien ne resterait et rien ne pouvait être
emmené. Mais, au dernier instant, elle avait fini par parler. Et cela modifiait
tout. Ce « moi aussi », désolé comme la lumière violette s’éteignant
sur la baie, sonnait comme un frisson ancestral, venu du fond des siècles.
Comme la lamentation d’une femme sur le rempart d’une cité antique : certitude
du retour impossible qui rend la mort elle-même encore plus mortelle. Et la
main posée sur son bras, légère comme un soupir, n’a fait que le condamner
irrémédiablement.
— Les hommes sont prêts, commandant.
Odeur de fumée de cigare, vite emportée par le vent. La
silhouette mince et noire de Ricardo Maraña se détache sur le couronnement, la
braise à la hauteur du visage. Le pont s’anime, entre piétinements de pieds
nus, voix d’hommes, grincements et gémissements de poulies et de moufles.
— Dans ce cas, préparez la manœuvre. Nous partons.
— À vos ordres.
La braise du cigare s’avive pendant que le second fait
demi-tour.
— Ricardo… euh… lieutenant !
Un bref silence. Déconcerté, peut-être. Le second s’est
arrêté.
— Dites-moi ?
Sa voix trahit l’étonnement. De même qu’ils ne se tutoient
jamais devant l’équipage, y compris à terre, Pepe Lobo ne l’avait encore jamais
appelé par son prénom.
— Ce sera un voyage court et dur… Très dur.
Autre silence. Puis résonne le rire du second dans
l’obscurité, jusqu’à ce qu’une quinte de toux vienne l’interrompre. Le cigare
décrit une courbe rougeoyante en passant par-dessus la lisse pour aller
s’éteindre dans la mer.
— Cap sur Rota, commandant. Et après, que le diable
reconnaisse les siens.
*
Dans sa baraque, en manches de chemise rapiécée d’une
propreté douteuse, près de la flamme avare d’une chandelle à demi consumée,
Simon Desfosseux trempe sa plume dans l’encrier et enregistre calculs et
incidences sur un épais cahier qu’il tient méthodiquement en manière de journal
technique de campagne. Il termine toujours sa journée ainsi, minutieux comme il
sait l’être, notant objectivement chaque réussite et chaque échec. Ces derniers
jours, l’artilleur est satisfait : certaines améliorations dans la gravité
spécifique des bombes, appliquées non sans frictions avec le général
d’Aboville, augmentent leur portée. En recourant à des grenades parfaitement
sphériques et polies, dépourvues d’espolette et portant 30 livres de sable
inerte en remplacement de la charge de poudre, les obusiers Villantroys-Ruty
parviennent depuis deux semaines à atteindre la place San Antonio, au cœur de
la ville. Cela suppose une portée de 2 820 toises, grâce au très
délicat équilibre entre sable et plomb qui, précautionneusement introduit en
couches successives dans l’intérieur du projectile, compense les 95 livres
que pèsent les bombes actuelles, tirées avec une élévation de quarante-cinq
degrés. Il est vrai que, ne portant ni poudre ni espolette, elles ne peuvent
exploser ; mais au moins tombent-elles là où elles doivent tomber, plus ou
moins en tout cas, avec des déviations sporadiques – encore préoccupantes
pour Desfosseux – qui vont jusqu’à une cinquantaine de toises en prenant
pour référence l’alignement des clochers de l’église. Les choses étant ce
qu’elles sont, c’est un résultat honorable ; et qui justifie que Le
Moniteur, à la satisfaction du maréchal Soult, ait publié, sans trop
mentir – juste un tiers de mensonge – que l’armée impériale bombarde
tout le périmètre de Cadix. Quant aux autres grenades, celles qui explosent,
une ingénieuse combinaison d’amorces, d’étoupilles et de détonateurs
nouvellement inventés – fruit, également, d’interminables calculs et d’un
travail harassant avec Maurizio Bertoldi – rend possible que, dans des
conditions adéquates de vent, de température et d’humidité, une sur dix
atteigne à présent sa cible ou ses environs, l’espolette restant allumée assez
longtemps pour exploser comme prévu. Les informations qui arrivent de Cadix,
même si elles font état de plus de peur et de dégâts que de victimes, suffisent
à sauver les apparences et à
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