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Cadix, Ou La Diagonale Du Fou

Cadix, Ou La Diagonale Du Fou

Titel: Cadix, Ou La Diagonale Du Fou Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Arturo Pérez-Reverte
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bois qui permet de franchir
le prochain étier. Cela semble en rendre fous certains. Ils se bousculent dans
l’étroit chemin et ceux qui le peuvent se mettent à courir. Maintenant les
coups de feu ont augmenté autour d’eux, mais personne ne voit rien, personne ne
tombe blessé.
    — Dépêchez-vous ! Ils veulent nous fermer la route
de Chiclana !
    Des soldats tentent de couper par le maquis, mais la vase
des petits canaux et la boue des salines entravent leur marche. Un lieutenant,
que Desfosseux identifie par la plaque de son schakos comme appartenant au 94 e de ligne, prétend organiser un détachement pour faire face à la colline et
protéger le flanc des fuyards, mais personne ne le suit. Il y en a même un qui
le menace avec son arme quand il l’attrape par le bras et tente de le prendre
avec lui. Finalement, l’officier renonce, va se mêler au flot humain et se
laisse porter par lui.
    — Il y a des gens dans le bois de pins, dit quelqu’un.
    Desfosseux regarde dans cette direction et sent son sang se
glacer. Une douzaine de cavaliers sont apparus sur un côté de la colline,
sortant de la pinède qui fume derrière eux. Un long frisson d’épouvante
parcourt toute la colonne en débandade, car il peut s’agir d’éclaireurs de la
cavalerie ennemie. Quelques coups de feu isolés éclatent, et Desfosseux lui-même,
dans son angoisse, s’imagine en train de fuir sous une pluie de coups de sabre.
Très vite, le feu cesse, car les cavaliers ont été reconnus comme étant des
chasseurs à cheval de la division Desagne, qui battent en retraite vers la
batterie de Santa Ana en escortant un train d’artillerie légère.
    Si ce n’est pas une déroute, pense le capitaine, ça y
ressemble beaucoup. Le mot est peut-être trop cru pour être appliqué à l’armée
impériale ; mais ce ne serait pas la première fois. Le souvenir de Bailén est
encore cuisant, ainsi que d’autres épisodes mineurs de la guerre d’Espagne. La
France napoléonienne n’est pas invincible. En tout cas, il s’agit de la
première incursion de Desfosseux sur le versant noir et abyssal de la gloire
militaire : les hommes échappant à tout contrôle, la panique collective,
tout un monde régi, hier encore, par l’ordre et la discipline, à la limite du
sauve-qui-peut. Pourtant, même dans ces conditions, malgré l’incertitude, les
difficultés de cette marche forcée, le désir de trouver un abri à Chiclana ou
plus loin, le capitaine expérimente une curieuse sensation de dédoublement
intérieur ; comme s’il y avait un autre Simon Desfosseux, un jumeau
capable d’observer tout ce qui l’entoure d’un œil serein. Scientifique. Son esprit
de technicien est fasciné par le spectacle, nouveau pour lui et très
instructif, de l’être humain abandonné à lui-même, quand a disparu la
hiérarchie sociale et militaire qui lui dispensait la sécurité, et que rôde
tout proche le sinistre ronronnement de la défaite et de la mort. Mais son
instinct naturel, sa manière particulière de voir le monde, ne le quitte pas
dans ces circonstances. Comme dirait le lieutenant Bertoldi s’il était
là – par chance pour lui, il doit être loin d’ici, en train de contempler
confortablement le paysage depuis le Trocadéro –, on ne changera jamais
Desfosseux. Il a des automatismes. Chaque détonation qui résonne à proximité,
chaque mouvement de panique des hommes affolés qui cherchent à s’abriter
derrière leurs voisins lui fait penser à des impacts et des probabilités, des
systèmes aléatoires, des droites à tir tendu et des courbes d’objets mobiles,
des onces de plomb propulsées à la limite de leur portée. Nouvelles idées,
approches jusque-là inconnues du problème. Voilà pourquoi l’on peut affirmer
que ce sont bien deux hommes en un seul qui marchent en direction de Chiclana.
Un qui, dévoré par la peur, court, à bout de souffle, partie intégrante du
troupeau humain en fuite. Un autre, serein, impassible, observateur minutieux
d’un monde fascinant, régi par de complexes règles universelles.
    — Ils sont derrière nous ! crient les soldats.
    Nouvelle alarme injustifiée. Les hommes se précipitent. Le
bruit circule maintenant que le général Ruffin est mort ou a été fait
prisonnier. Desfosseux commence à être fatigué de ces rumeurs et de ces
explosions de panique. Nom de Dieu ! se dit-il en ralentissant le pas,
tout en résistant à l’envie de quitter le chemin et de

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