Cadix, Ou La Diagonale Du Fou
depuis sa
guérite. Maraña s’arrête avant d’arriver, après un coup d’œil vers le quai
étroit qui court sous le rempart en direction de l’esplanade de la Croix et de
la Porte de Séville.
— Où en sont les papiers ? demande-t-il.
— Tout est en règle. Les armateurs ont déposé la
caution et, lundi, nous signerons le contrat de course.
Le second de la Culebra écoute d’un air distrait. À la
faible lueur de la lanterne encore lointaine, Pepe Lobo le voit diriger de
nouveau son regard vers l’extrémité du quai, sur Puerto Piojo, où quelques
marches conduisent à une plage dont le sable est découvert à marée basse et que
les angles des bastions laissent dans l’ombre.
— Je t’accompagne un peu, dit-il.
L’autre le regarde, sérieux, un moment. Soupçonneux. Puis il
esquisse un sourire que la nuit et le faible éclairage transforment en un
simple trait obscur.
— Il y a combien d’armateurs, en fin de compte ?
Ils marchent, précédés par leurs ombres allongées, le bruit
de leurs pas se mêlant au clapotis de l’eau sous les pierres du quai, agitée
par la brise de ponant qui fraîchit.
— Deux, comme je t’ai dit, répond Lobo. Des plus
solvables. Emilio Sánchez Guinea et madame Palma… Ou plutôt mademoiselle.
— Comment est-elle ?
— Un peu sèche. Selon don Emilio, elle a eu du mal à se
décider. Il semble quelle ne tienne pas les corsaires en haute estime.
Il entend un rire rauque, humide. Puis une brève quinte de toux
étouffée par le mouchoir.
— Je partage cette opinion, murmure Maraña un instant
plus tard.
— Bah, je suppose quelle est dans son rôle. Celui d’une
commerçante respectable. En tout cas, elle est la patronne.
— Jolie ?
— Vieille fille. Mais elle n’est pas mal. Encore pas
mal.
Ils sont arrivés aux marches qui descendent vers le sable.
En bas, sur le rivage, Lobo croit deviner la forme d’une
barque à voile et deux hommes qui attendent dans le noir. Des contrebandiers,
sûrement. Ils sortent souvent pour livrer des marchandises sur la côte ennemie
où la pénurie multiplie leur valeur par quatre.
— Bonne nuit, commandant, dit Maraña.
— Bonne nuit.
Après que son second a descendu les marches et disparu dans
l’obscurité où se confondent rempart, plage et mer, Pepe Lobo demeure un moment
immobile à écouter le bruit de toile et de cordages de la barque qui hisse sa
voile et s’éloigne du quai. On raconte à Cadix qu’il y a une femme ; que
Ricardo Maraña a une amie ou une maîtresse à El Puerto de Santa María, en zone
occupée par l’ennemi. Et que, certaines nuits, quand le vent est favorable et
qu’il peut profiter d’expéditions des contrebandiers, il traverse la baie pour
lui rendre visite en cachette, jouant sa liberté ou sa vie.
4
Le bois de pins brûle du côté de Chiclana. La fumée d’un
gris brunâtre, ponctuée de temps en temps par les éclairs des tirs
d’artillerie, stagne suspendue entre ciel et terre tandis que le crépitement de
la fusillade se fait entendre, amorti par la distance. Le chemin qui monte de
la côte vers Chiclana et Puerto Real est encombré de troupes françaises qui
battent en retraite, un torrent de fuyards, de chariots chargés de blessés et
de bagages, et de soldats qui tentent de se mettre à l’abri. Le chaos est
total ; les informations, inexactes ou contradictoires. D’après les bruits
qui circulent, on se bat durement sur la colline du Puerco, où les divisions
Leval et Ruffin sont en difficulté ou ont déjà été battues, à l’heure qu’il
est, par une force anglo-espagnole qui, après avoir débarqué à Tarifa, avance
sur Sancti Petri et Cadix pour briser l’encerclement de la ville. On affirme
aussi que les villages de Vejer et de Casas Viejas sont tombés aux mains de
l’ennemi et que Medina Sidonia est menacé. Cela signifie que tout l’arc sud du
front français autour de l’île de León peut s’effondrer d’un moment à l’autre.
La peur de rester bloquées sur la côte, coupées de l’intérieur, fait que les
forces impériales situées entre la mer et l’étier Alcornocal se retirent vers
le nord.
Simon Desfosseux marche dans le flot de fuyards, de voitures
et de bêtes qui s’étend à perte de vue. Il a égaré son chapeau et va en gilet
et manches de chemise, la veste sur le bras et le sabre dans une main, la
dragonne enroulée autour de la poignée et du fourreau. Comme des centaines
d’hommes
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