Cahiers secrets de la Ve République: 1965-1977

continuer de se démarquer de l’ensemble des parlementaires UDR.
    Il me décrit Chaban avec un mélange de tendresse et d’admiration, oui, d’admiration : « C’est quelqu’un à qui vous pouvez dire : je vais vous parler pendant une heure de l’évolution du syndicalisme en France, de l’avenir économique de la France dans les dix années qui viennent, et il prendra le temps de vous écouter. Il a le sens du long terme, avec une grande continuité dans l’approche des problèmes. » Au surplus, il le trouve loyal, soucieux de ne pas créer de difficultés à Pompidou. « Il y a entre Pompidou et lui, conclut-il, plus d’accord que vous ne le pensez. »
    Jacques Delors sait-il que les amis de Pompidou considèrent que Chaban est fini et que certains font tout pour qu’il soit déjà mort et enterré ? Sait-il ce que disent les parlementaires UDR ? Beaucoup sont étonnés, depuis longtemps, de la présence de Delors auprès de Chaban. Il me semble clair qu’il est à Matignon parce qu’il croit pouvoir changer le cours des choses et avoir encore le temps de le faire.
    Il est tellement attachant, Delors, qu’on a toujours peur de lui faire de la peine. Du coup, je ne lui pose pas de questions qui pourraient ralentir son ardeur. Je le quitte perplexe : même si le référendum est une réussite pour Pompidou, combien de jours reste-t-il à l’équipe Chaban, Delors compris ?

    23 avril
    Référendum sur l’entrée de la Grande-Bretagne dans le Marché commun 10 .
    Grosse abstention. Majorité de « oui ».

    24 avril
    Les prévisions de Maurice Faure sont justes, à 2 % près.
    Avant le scrutin, au secrétariat du PS, beaucoup avaient fait des prévisions sur l’abstention. Mitterrand avait parié 28 %, Georges Dayan et Pierre Mauroy, 35 %. C’est Georges Sarre qui a gagné avec 39 %, chiffre qui se rapproche le plus du résultat effectif.

    27 avril. Entrevue avec Pierre Hunt à Matignon
    Il ne me cache pas que ce référendum est un échec pour le président de la République, qui l’a voulu, et pour la majorité tout entière. Les conclusions qu’on peut en tirer en politique intérieure soulignent la perte de prestige de Georges Pompidou : « En eux-mêmes, les résultats ont une valeur psychologique démobilisatrice, me dit-il. L’Europe n’est pas, en France, un sujet mobilisateur. L’abstention a certes touché tous les partis politiques, mais les troupes de la majorité ont montré qu’elles ne répondent pas, ou plus, au commandement. »

    Coup de téléphone de Chirac le même jour. J’ironise sur son ton triomphant, à la télévision, dimanche soir. Il me dit :
    « Vous auriez préféré que je bredouille ?
    – Olivier Guichard a été plus mesuré, non ?
    – Parlons-en : mes supérieurs ont préféré ma réaction, je vous l’assure ! »
    Quant à Edgar Faure, parce qu’il a dit, au soir du référendum, une évidence, à savoir que les Français n’étaient pas convaincus par la politique économique de Pompidou, il vient de perdre tout le terrain qu’il s’était acharné à conquérir depuis un an. J’en conclus que ni lui ni Olivier Guichard ne sont encore à Matignon.

    Déjeuner avec Xavier Gouyou-Beauchamps 11 . Giscard ne veut pas voir les journalistes en ce moment parce qu’il a peur de dévoiler ses intentions politiques.

    4 mai
    Vu Roger Chinaud. Si Giscard, dont il est le lieutenant, se tait, lui parle pour quatre. Les leçons politiques sont claires, selon lui : le changement de gouvernement s’impose ; l’équipe gouvernementale est usée, compromise (Philippe Dechartre) et sans autorité (l’ORTF). Il serait inutile que Chaban fasse entrer dans l’équipe gouvernementale un J-J S-S ou un Jean Lecanuet. Il ferait mieux, selon les giscardiens, de larguer l’aile dure de l’UDR, sans ouvrir davantage sa majorité. « Vider Debré » serait parfait.
    Au-delà de sa majorité, l’échec de Chaban, Chinaud le répète plusieurs fois au cours de notre entretien, est celui du manque d’autorité : « S’il affirme son autorité, s’il fait un geste dans cette direction, il aura l’opinion publique avec lui », m’assure-t-il.
    Il me raconte que Chaban, dans un récent dîner, a confié à l’un de ses amis qu’il commençait à en avoir marre.
    On n’a aucune peine à comprendre, derrière les propos que nous échangeons, que Giscard n’est pas un indéfectible soutien de Chaban. Mais c’est sans aller