Cahiers secrets de la Ve République: 1965-1977
avait également demandé à ses ministres de refuser tout débat avec les leaders de l’opposition.
Jacques Chirac, de son côté, ne se sent pas à l’aise à la télévision, qui donne de lui une image gauche, malhabile et autoritaire à la fois : il ne s’est donc pas battu pour s’y faire interviewer.
Aujourd’hui, les choses ont changé : Giscard s’est aperçu que l’absence de représentant du gouvernement ou de la majorité à la télévision favorisait l’émergence des leaders de l’opposition, qu’il s’agisse de François Mitterrand ou même de Georges Marchais, dont le bagout et le culot enchantent un nombre croissant d’électeurs de gauche.
Résultat : il a demandé à Chirac de porter le combat sur le petit écran. Thèmes de l’intervention : la peine de mort (après l’horriblehistoire de Troyes 8 ), le chômage et l’emploi (Chirac annoncera des mesures contre le chômage des jeunes), l’entreprise, enfin, à propos de laquelle il devrait dénoncer ce qu’il appelle le racisme anti-patronal ; il parlera enfin de l’Europe : « L’Europe des États, dit Maffert, citant sans le dire Chirac, et pas l’Europe des bavards. »
Je demande si Giscard a fixé des priorités dans cette intervention. « Aucune. Il a dit simplement : je vous regarderai. »
18 février (suite)
Roger Seydoux raconte que Giscard s’est aliéné tous les diplomates français en demandant à l’ambassadeur de France en Égypte, pendant un voyage officiel – que je suivais, mais je n’avais pas eu vent de l’incident –, de lui laisser l’ambassade. Ahurissant mais vrai : l’ambassadeur et sa femme sont partis déjeuner au restaurant ou je ne sais où pour laisser le champ libre à Giscard. Seydoux ajoute : « Il a perdu, cette fois-là, quelques dizaines de voix ! »
Olivier Guichard, à qui il raconte cette histoire devant moi, grommelle : « Oh, ça, ce n’est pas important. Il a des techniques beaucoup plus élaborées pour les perdre par gros paquets ! »
19 février
Charles Pasqua me parle de l’UDR. Il me raconte que, à Issy-les-Moulineaux, les giscardiens n’ont trouvé personne à opposer au communiste Guy Ducoloné. Au dernier moment, une demi-heure avant la clôture du dépôt des candidatures, Pasqua demande aux républicains indépendants du cru : « Eh bien, où est-il, votre candidat ?
– On l’attendait, lui répond-on, mais il n’a pas pu venir.
– Il ne faut tout de même pas laisser le coco élu sans adversaire ! » proteste Pasqua.
Et, pas fou, il prévient un militant UDR qu’il avait sous le coude et dépose sa candidature.
Ce Pasqua, simple, rigolo, parfois presque vulgaire, s’est fait une spécialité de dire tout haut ce que l’UDR moyen pense tout bas.
J’ai donc regardé aujourd’hui Chirac à la télévision. Il est arrivé très tendu, pas du tout à l’aise, comme je le prévoyais.
La première séquence porte, après l’affaire de Troyes, sur la peine de mort. Je crois savoir pourquoi il vasouille. D’après ce qu’il m’a dit à deux ou trois occasions, je crois savoir qu’il lui est hostile. Mais Giscard lui a-t-il laissé la liberté de le dire ? Je ne sais. En tout cas, sur ce sujet-là, il n’est pas à l’aise et cela se voit.
Interrogé sur la popularité de Georges Marchais dans les sondages, il assure que la cote du leader communiste ne tardera pas à redescendre. Et il insiste sur le fait que l’adversaire du gouvernement, ce n’est pas tel ou tel dirigeant, mais l’opposition tout entière.
Plus profondément, croit-il en une évolution du Parti communiste, et qu’en pense-t-il ? Il fait une moue significative : « Je n’y crois pas beaucoup », répond-il. Et il cite à ce propos, de manière assez inattendue, Le Livre de la jungle de Rudyard Kipling ; il parle de ce passage où Mowgli constate un changement chez ses amis : Bagheera roucoule, les autres font des grâces. Que se passe-t-il ? C’est la saison des amours chez les animaux de la forêt. « Hélas, conclut-il, le temps de la séduction ne dure pas ! »
Et, pour prouver sans doute qu’il a d’autres lectures que Le Livre de la jungle , il cite aussitôt la phrase de Maurice Thorez : « Il n’y a pas de changement autre que tactique », suivie de celle de Lénine : « Il faut user de tous les stratagèmes. »
Voilà la question, attendue elle aussi, sur François Mitterrand. Réponse préparée
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