Cahiers secrets de la Ve République: 1965-1977
regrette de ne pas pouvoir tenir ce carnet minute après minute, puisqu’il se passe toujours quelque chose ! Et sur tous les plans : dans la rue, à l’Assemblée nationale, à la Fédération, au PC, au gouvernement ! À L’Express , heureusement, nous échangeons sans arrêt les informations : Jean-François Kahn est partout, Derogy aussi. Le seul journaliste chez qui nous observons une « dérive gauchiste », puisque les communistes ont mis le mot à la mode, c’est Jean-François Bizot, qui commence à réclamer d’être reçu par Jean-Jacques Servan-Schreiber pour « moderniser » le journal ! Je ne veux pas imiter Georges Marchais qui a écrit dans son article de L’Huma que les meneurs étudiants s’apprêtaient à rentrer, la révolution faite, chez leurs papas. Je note tout de même que Bizot est, parmi nous, le seul fils de famille... Un peu minable, ce que j’écris là ?
Je fais le point sur mon activité des derniers jours. Je suis le plus souvent au Parlement, où j’ai suivi, le 8 mai, le débat réclamé par l’opposition, que le gouvernement a fini par accepter. Ladite opposition dénonce les brutalités policières. Fouchet 10 et Peyrefitte 11 répondent en gros que la police aurait pu se montrer plus brutale !
À propos d’Alain Peyrefitte, j’ai noté qu’il était bien seul, l’autre jour, dans l’hémicycle ! Bien seul et attaqué par tout le monde : par l’opposition, évidemment, mais aussi par la majorité, qui lui reproche de ne pas avoir sévi assez fort ni assez tôt. Et d’avoir été trop timide dans ses réformes universitaires. Pour les gaullistes, il est, après Cohn-Bendit, le coupable de tout ce qui advient aujourd’hui. C’est le comble pour un ministre de l’Éducation nationale !
Ce qui est sûr, c’est que la première gaffe sérieuse a été commise le 3, lorsque les autorités de la Sorbonne ont requis la police pour faire évacuer les étudiants.
Je retiens comme un instant auquel il a voulu conférer une véritable intensité dramatique l’apparition à la tribune, dans l’hémicycle, d’Edgard Pisani, plus sombre que d’habitude, avouant de sa voix ténébreuse, aux députés pris de court par les révoltes étudiantes : « Nous transmettons à nos enfants un monde sans garantie, sans signification, et nous voudrions qu’ils nous approuvent ! »
Dans la nuit du 10 au 11, vers quatre heures du matin, Mitterrand a appelé depuis la Savoie, où il avait tenu meeting, pour donner rendez-vous, le 11 au matin – samedi, donc –, au nom de la FGDS, aux organisations politiques et syndicales.
Il ne sera pas là le matin, car il n’aura pas eu le temps de regagner Paris, et c’est donc Guy Mollet et Charles Hernu qui reçoivent rue de Lille 12 Waldeck Rochet quand il arrive. Les deux partis signent un communiqué commun du PC et du PS pour exiger l’arrêt de la répression et l’ouverture d’une discussion sur l’avenir de l’université. Les syndicats, eux, annoncent une grève générale de vingt-quatre heures pour le 13 mai.
Je passe donc toute la journée rue de Lille tandis que les délégations s’y succèdent et que Guy Mollet y siège en permanence. J’y déjeune à côté de lui. Il joue avec moi au jeu de « Si j’étais Pompidouet si je revenais d’Afghanistan » : « Il va revenir, prédit Mollet, foncer chez le Général et donner un coup de barre pour éviter le pire ! »
C’est exactement ce qu’a fait Pompidou : il est revenu hier d’Afghanistan en début d’après-midi, il est allé chez le Général, puis il est intervenu à la télévision après 23 heures : il rouvre la Sorbonne en guise de geste d’apaisement, qu’il souhaite « rapide et total ».
13 mai
La grève générale a été un succès inouï. Tout s’est arrêté dans Paris. Rues sans bus, sans voitures, pas de métro, pas de trains, un grand silence, le matin, tandis que Paris se réveille. La manifestation de la République à Denfert, par la Seine et le boulevard Saint-Michel, a charrié un flot de centaines de milliers de personnes. Pour une fois, j’ai quitté les palais nationaux et suis allée respirer l’air de la contestation étudiante ! En regardant autour de moi, boulevard Saint-Michel, j’ai trouvé que la foule était plutôt bon enfant. Les slogans n’étaient jamais les mêmes, on s’amusait à deviner les différences entre les « chinois » et les trotskistes, et à savoir qui
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