Cahiers secrets de la Ve République: 1965-1977
voie entre le socialisme et le capitalisme. Vallon n’aime pas Pompidou, Capitant le déteste. Il pense en outre que, si le régime et le Général en sont là, c’est la faute de Pompidou. Il paraît qu’hier Capitant envisageait de voter la censure avec les socialistes et les communistes. Aujourd’hui, il a préféré abandonner son mandat parlementaire 16 plutôt que de ne pas voter la censure. Sa démission a fichu un coup au moral des gaullistes.
Edgard Pisani, c’est plus tordu. Il nous explique, à Irène Allier et à moi, qu’hier il s’est astreint à écrire, à son bureau, deux explications de vote, l’une justifiant la censure, l’autre la condamnant. Il a eu beaucoup moins de mal à rédiger la première version que la seconde : il a donc pris la décision de voter la censure. Mais je ne trouve pas qu’il ait agi de façon très correcte. Il a demandé à parler sur le temps de parole du groupe gaulliste. Tout le monde a donc pensé qu’il ne voterait pas la motion déposée par l’opposition. Il a fait le contraire en annonçant d’une voix caverneuse qu’il la voterait 17 .
Épuisé, Pompidou était sorti quelques instants de l’hémicycle au moment du discours de Pisani. Quelqu’un a dû lui dire que Pisani ne soutiendrait pas le gouvernement. Alors il est revenu, il est resté quelques minutes à l’entrée, debout, face à tous les députés qui pouvaient voir ses traits décomposés, et il a fini par regagner sonbanc, d’où il a écouté les dernières phrases de Pisani avec un air écœuré. C’était un instant politique que je n’oublierai jamais.
Puis Giscard est venu. Il a mis son « oui mais » au vestiaire ; après avoir demandé pour la rue « un peu de considération », et pour « ne pas ajouter l’aventure au désordre », il annonce qu’il ne censurera pas le gouvernement.
Je ne m’attarde pas sur le discours de Mitterrand, car ce n’est pas de lui que pouvait venir la surprise. À retenir seulement qu’il cherche, tout en essayant de rassurer, à rendre plausible pour le pays, pour ceux qui font la grève comme pour ceux qui la subissent, l’hypothèse d’un gouvernement de gauche.
Après tout ça, la motion de censure ne passe pas. Pompidou a gagné 18 .
Le soir, nous sommes un certain nombre à rester dîner au restaurant de l’Assemblée nationale, députés de gauche et députés gaullistes à des tables voisines, tandis qu’une manifestation d’étudiants venus de Saint-Michel et barrant le boulevard Saint-Germain est arrêtée par la police rue de Lille, à quelques mètres du Palais-Bourbon.
Robert Fabre, André Rousselet, Georges Dayan, Claude Estier décident de se joindre aux manifestants. Une demi-heure plus tard, aucun d’entre eux n’est revenu. Je me demande ce qu’ils sont devenus. Le gaulliste Robert-André Vivien, baroudeur 19 et fort en gueule, inquiet pour ses collègues parlementaires de gauche, qu’il passe par ailleurs des heures à chahuter en temps ordinaire, se lève à son tour en me disant qu’il va les chercher. Quelques minutes plus tard, ils reviennent tous ensemble. Alain Geismar était en tête de la manif et personne n’a cherché querelle aux députés. Nul parmi les manifestants n’a reconnu Robert-André Vivien, tout heureux d’avoir fait la démonstration de ce qu’un gaulliste n’était pas plus mal accueilli par les jeunes que les mitterrandistes.
25 mai
J’écris ce soir seulement : je n’ai pas eu le temps de le faire avant. D’abord parce que, en réponse à la grève générale, et contrairement aux journalistes de l’ORTF, nous, journalistes de L’Express , nous avons décidé de continuer à faire paraître le journal.
À ce propos, anecdote drôle : Jean-François Bizot, le plus « gauchiste » d’entre nous qui le sommes assez peu, est allé parlementer avec Jean-Jacques Servan-Schreiber pour lui demander qu’il ait « de la considération » pour nous. Non seulement Jean-Jacques, finaud, l’a écouté avec beaucoup d’intérêt, mais il a retourné Bizot : Bizot est sorti de l’entretien en disant à la rédaction qu’il ne fallait surtout pas faire de grève de l’information et que nous étions priés de distribuer le journal nous-mêmes, puisque les kiosques étaient fermés et les messageries de presse en grève.
Voilà pourquoi je me suis retrouvée dans les rues du 10 e arrondissement, de surcroît, à la demande de J.-F. Bizot en train de vendre le
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