Cahiers secrets de la Ve République: 1965-1977
scènes d’affrontement ne se sont pas passées là, mais à la Sorbonne et boulevard Saint-Michel.
En résumé : comme Nanterre était fermé depuis la veille et qu’il y avait eu des incidents avec la police pendant une bonne partie de la nuit, les étudiants de Nanterre ont afflué le lendemain à la Sorbonne. Ils étaient cent à deux cents à midi, dans la cour, pour dénoncer la répression dans leur fac. Ils sont revenus après le déjeuner, la situation a dégénéré, ils ont eu peur de se faire attaquer par une bande de jeunes fascistes et ont sorti casques, gants de cuir, la panoplie complète.
Tout ce que le rectorat compte de responsables, recteur en tête, ont eu la trouille, et, avec l’accord du ministre, ont fermé la Sorbonne. Les étudiants s’en sont fait expulser manu militari, avec pertes et fracas. Plusieurs dizaines ont été embarqués de force dans des cars de police.
Les choses auraient pu en rester là, comme c’est souvent le cas. Ce qui a tout changé, c’est la réaction inattendue de certains étudiants, qui ont décidé d’aller à la bagarre frontalement contre les policiers.
À onze heures, quand j’ai commencé à rédiger ces lignes, la chasse continuait dans le quartier, sur les boulevards Saint-Michel et Saint-Germain. Vers minuit et demi, je me suis interrompue pour tenter une sortie devant l’église de Saint-Germain. La place est redevenue calme, mais les passants que nous croisons nous disent que plus haut, à l’angle des deux boulevards, des étudiants ont dressé des barricades avec la complicité des passants qui en étaient presque à admirer la combativité des jeunes qui se sont battus pendant plus de trois heures en fin d’après-midi.
5 mai
J’avais sous-estimé l’ampleur des manifs d’avant-hier. Il y a eu six cents interpellations ! Les photos des forces de l’ordre, et surtout des jeunes en train de les défier, sont tout bonnement extraordinaires.
8 mai
Giscard et Mitterrand sont venus au journal il y a quelques jours pour un face-à-face à l’occasion de l’anniversaire du 13 mai 1958.
Le thème était donc le bilan des dix années de gaullisme. Je n’assistais pas à l’entretien, qui avait lieu, je pense, dans le bureau de Françoise Giroud ou dans tel ou tel autre endroit du journal, et je ne sais pas si les deux hommes ont parlé d’emblée des barricades au Quartier latin. Mais j’ai été chargée de relire leur texte avant sa mise en pages. Et je vois bien que, dans leurs échanges enregistrés et retranscrits, les manifestations étudiantes n’ont pas été tout de suite évoquées par eux.
Pour Giscard, l’événement qui a modifié le cours de notre histoire est la décision prise en 1962 de faire élire le président de la République par la nation tout entière. Après avoir rappelé qu’il n’avait pas voté la Constitution de 1958, Mitterrand lui accorde que l’élection du président au suffrage universel est une donnée qui restera. Quant au fonctionnement de l’appareil politique, il insiste sur l’absence de volonté de dialogue du Premier ministre. Pour Giscard, en revanche, il est incontestable que le pouvoir, depuis dix ans, est démocratique.
Il exprime une conviction : ce régime, dit-il, ne sera pas classé comme conservateur. Mitterrand, lui, déplore le manque d’idées du gaullisme et des gaullistes. Quand Giscard lui dit qu’en dix ans lacroissance française a été une des plus élevées en Europe, il répond d’une phrase que, dix ans pour ne pas faire la réforme universitaire nécessaire, c’est très long.
Il est le premier à parler des CRS à la Sorbonne, mais ne s’attarde pas sur le sujet.
Je trouve ce dialogue intéressant, mais décalé par rapport à l’actualité. En regard de ce qui se passe en ce moment à la Sorbonne, je ne le trouve pas essentiel.
10 mai
Nous n’avons finalement rien vu venir. Ni les journalistes ni la classe politique. Moi, pas plus que les autres, à L’Express , et pourtant je ne suis pas tellement plus vieille que les étudiants qui manifestent sans arrêt depuis maintenant plusieurs jours. Et toujours en ce moment, tandis que je rédige ces lignes.
Je pense à Viansson qui a écrit le 15 mars dernier, dans un éditorial navré du Monde , que la France, et plus précisément sa jeunesse, s’ ennuyait . Face aux étudiants du monde entier qui se battent pour des idées, il faisait reproche aux étudiants français de se
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