Cahiers secrets de la Ve République: 1965-1977
préoccuper uniquement de savoir si les filles de Nanterre et d’Antony pourraient accéder librement aux chambres des garçons, et vice-versa.
Je me dis aujourd’hui que, lorsque Ivan Levaï nous avait raconté qu’il avait été presque molesté par les étudiants de Nanterre alors qu’il enquêtait pour un article, j’aurais dû – nous aurions dû – me poser davantage de questions.
Trop tard : en moins d’une semaine, au milieu d’un printemps sans histoires, alors que Georges Pompidou nous annonce sans arrêt l’industrialisation, la modernisation de la France et l’élévation du niveau de vie des Français, pendant que je ne m’occupe, depuis des mois pour mon journal, que du rapprochement entre socialistes et communistes, les étudiants ont mis en quelques jours la France cul par-dessus tête.
Je n’ai même pas eu le temps de tenir ici la chronique de tout ce qui se passe depuis le 3 mai. Au journal, le travail a été réparti : Jean-François Kahn, Jacky Derogy, Jean-François Bizot sont dans la rue. Catherine, Irène 7 et moi sommes dans les états-majors : les gaullistespour Catherine ; les centristes et les giscardiens pour Irène ; les communistes et les socialistes pour moi.
Je passe le plus clair de mon temps à pister ici et là, au Parlement, chez eux, au siège de leurs partis, les hommes politiques de gauche et de droite, et à essayer de leur soutirer des analyses de la situation. J’apprends aussi à connaître, encore qu’ils soient inapprochables, les nouveaux acteurs de notre vie politique : Jacques Sauvageot, le vice-président de l’Unef, Alain Geismar, du Snesup, et surtout Cohn-Bendit, le leader de Nanterre, le fondateur du mouvement du 22-Mars, dont L’Express publie, cette semaine, une incroyable photo où on le voit si jeune, poupin, espiègle, visage illuminé d’un incroyable sourire, face à un CRS qu’il défie.
Je sais maintenant que l’article de Georges Marchais publié le 3 mai dans L’Humanité 8 sur le désormais célèbre Daniel Cohn-Bendit a été déterminant, ce jour-là, dans la première grande manifestation – devenue émeute – étudiante. Je perçois en effet, chez les communistes que j’approche à l’Assemblée nationale ou ailleurs, la peur du gauchisme, cette « maladie infantile du communisme », me rappelle Roland Leroy lors d’une discussion hier ou avant-hier au Palais-Bourbon. Ce qui ne l’empêche pas de trouver que l’article de Marchais était plus maladroit qu’intelligent.
Je constate que François Mitterrand et les siens restent extrêmement prudents sur ce qui se passe.
Il se fait tard. La suite à demain.
12 mai
Je reviens sur la nuit du 10 mai, après celle du 6. Un choc, vraiment, à la vision, le 11, hier au matin, de ce qu’est devenu le Quartier latin ! Je suis d’autant plus suffoquée que je me souviens des manifestations étudiantes contre la guerre d’Algérie, parce que j’en étais. J’étais à Charonne et j’ai détalé comme tout le monde lorsque la police a chargé dans les rues entre Bastille et République. Ce qui achangé, c’est qu’aujourd’hui les étudiants résistent, ils répliquent, ils se battent, ils défient, ils affrontent, ils balancent des pavés, ils élèvent des barricades, ils brûlent des voitures ! Au journal, Jean-François Kahn me dit que, enquête faite dans les hôpitaux, il y a presque autant de blessés du côté des flics que du côté des étudiants !
La rue, moi, je n’y suis que lorsque je rentre à la maison, d’ailleurs avec difficulté : c’est un motard de presse qui me ramène le plus souvent jusque chez moi, depuis quelques jours, parce que je crains de ne pas pouvoir me frayer un passage en voiture jusque chez moi, et que je n’ai pas trop envie de laisser mon Austin dans la rue. Avant-hier 9 , l’odeur des gaz lacrymogènes, le bruit, les échos de la foule parvenaient du boulevard Saint-Michel jusqu’à la rue du Pré-aux-Clercs.
Rue Gay-Lussac où je me rends le 11 au matin, c’était indescriptible. J’ai pu juger que boulevard Saint-Michel, place Edmond Rostand, entre la Sorbonne et le Luxembourg, la bataille avait fait rage, c’est le mot, toute la nuit. Curieux, d’ailleurs : après les affrontements de la nuit, il y a beaucoup de gens qui viennent regarder ce qu’il en reste. Les camions poubelles passent, les trottoirs sont lavés, on se parle, c’est une sorte de trêve...
Pour le reste, je
Weitere Kostenlose Bücher