Cahiers secrets de la Ve République: 1965-1977
à la sortie de l’émission « En direct avec », sur le trottoir de la rue Cognacq-Jay. « J’ai perdu une demi-heure à répondre à des questions interminables », nous dit-il, passablement énervé, songeant à toutes celles qui ne lui ont pas été posées. Parmi les trois journalistes auxquels il a été confronté, Pierre Viansson-Ponté, du Monde , Pierre Charpy du journal gaulliste La Nation , et David Rousset, ancien trotskiste et actuel gaulliste de gauche. Il souligne que David Rousset 6 ne l’a interrogé, au terme de véritables monologues, que sur son alliance avec le Parti communiste. Sur quoi diable Mitterrand croyait-il qu’il serait interrogé, surtout par ce journaliste atypique, sinon là-dessus ?
Du coup, il a été particulièrement tendu, oubliant de sourire – mais ce n’est pas plus mal, car son sourire, à la télévision, n’est pas toujours synchrone avec ses paroles ! Lui-même pense avoir été mis parfois en difficulté et placé devant le dilemme qu’il récuse : êtredébordé par l’ogre communiste ou perdre les voix centristes nécessaires à sa majorité.
Pour le reste, il me semble – c’est d’ailleurs ce que disaient tout à l’heure une partie de mes confrères journalistes qui l’avaient écouté avec moi – qu’il s’est imposé comme chef de la majorité dans l’hypothèse, qui n’est plus aujourd’hui tout à fait inconcevable, d’une victoire de la gauche. Il s’est attaché à démontrer que, dans ce cas, même si les communistes obtenaient plus de suffrages et plus d’élus que la Fédération de la gauche, ce serait tout de même elle qui dirigerait la coalition, parce qu’elle est – ce sont ses termes – « plus apte à représenter la capacité de réconciliation et de rassemblement des Français autour d’elle ».
Il a paru crédible dans ce rôle, et, après tout, n’était-ce pas l’essentiel ? Ce soir, il n’est pas content de lui. Demain, il fera comme d’habitude sa partie de golf, peut-être en ronchonnant au souvenir de cette émission, puis il partira pour Hossegor. Je suis sûre qu’il s’interrogera de longs moments encore sur ce qu’il a dit, n’a pas dit, mais aurait dû dire.
26 avril
Jeune député communiste – son élection dans l’Essonne date de 1967 – et ancien professeur agrégé d’allemand, Pierre Juquin est un des plus reconnaissables dans l’entourage de Waldeck Rochet. Je lui ai parlé plusieurs fois à la sortie des comités centraux du PC, où j’étais seule journaliste à faire la planque. Et puis son visage rond, à 38 ans, évoque pour moi, comme pour d’autres, avec sa mèche bouclée sur le front, son nez court, presque retroussé, celui du Tintin d’Hergé.
Les communistes, comme les catholiques, ne supportent pas d’être exclus du milieu étudiant, où ils ont été les plus forts pendant des années. Depuis le début de l’année, le PC redoute les dérives gauchistes des jeunes. Aujourd’hui, Pierre Juquin a voulu se rendre sur le campus de Nanterre pour une réunion contradictoire avec les animateurs du mouvement du 22-Mars, et notamment avec Daniel Cohn-Bendit, inconnu il y a quelques semaines à peine.
Celui-ci veut bien d’une discussion, mais pas les groupes qui ont occupé la salle pour empêcher le débat. Debout, le micro à la main,Juquin est bientôt cerné par une meute qui menace de lui casser la figure. Il quitte l’amphi par la porte de derrière.
Pour moi, lorsque la journaliste qui y a assisté incognito me raconte cette scène au journal, c’est une surprise : je ne pensais pas, parce que je ne l’ai encore jamais vu, que des communistes puissent être rejetés par les mouvements de jeunes. Je connais bien sûr l’opposition entre les jeunes étudiants communistes de l’UEC et le parti de Waldeck Rochet, mais j’ai du mal à imaginer que des étudiants dits de gauche ou d’extrême gauche en soient parvenus à ce degré de violence vis-à-vis des communistes !
Nuit du 3 au 4 mai
Je ne sais qui a commencé, des flics ou des étudiants. Tout l’après-midi, au journal, nous avons commenté avec surprise les informations qui nous parvenaient. Quoi qu’il en soit, quand je rentre chez moi, tard, rue du Pré-aux-Clercs, en plein Saint-Germain-des-Prés, l’atmosphère s’est brutalement transformée. Au coin de la rue Perronet, le commissariat, dont les portes grillagées ont été fermées, est devenu un bunker. Les
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