Cahiers secrets de la Ve République: 1965-1977
événements nous échappent, feignons d’en être les organisateurs ! »).
En gros, c’est bien la thèse que soutient Leroy en affichant une inquiétude extrême. Ce n’est pas du tout celle de Michel Rocard ni de Marc Heurgon, le théoricien du PSU ; tous deux refusent désormais de signer le moindre texte commun avec les communistes.
Une chose est certaine : à partir de ce jour, 15 mai, plus rien n’est comme avant : les communistes français sont dans l’ambiguïté totale. D’un côté, ils ont peur de la naissance d’un anti-communisme de gauche. De l’autre, ils ne peuvent pas se payer le luxe d’être coupés des masses populaires.
Le tout est de savoir ce qu’ils entendent par « masses populaires » ! Ils feront tout pour empêcher que ces bourgeois d’étudiants aillent tenter de convaincre, sur leurs lieux de travail, les ouvriers. Comme à Boulogne-Billancourt, dans la nuit du jeudi 16 mai, les responsables syndicaux ferment les grilles : ils ne veulent pas laisser entrer dans l’usine les 3 000 étudiants venus soutenir les ouvriers. Je retiens cette phrase de Séguy : « Pas question d’être romantique ! »
En revanche, ils ne se désolidariseront pas des grands mouvements.
Georges Dayan me dit que Waldeck Rochet s’est ouvert à Mitterrand de sa vive inquiétude. Mitterrand est circonspect, prudent. Il pensait, avant le mois de mai, déposer une motion de censure sur la politique économique et sociale du gouvernement. Il a décidé de la recentrer sur la répression policière et le malaise étudiant. Il a confié aujourd’hui à Dayan : « Ce n’est peut-être pas encore la fin du gaullisme, mais certainement la fin d’une époque du gaullisme ! »
21 et 22 mai
Discussion à l’Assemblée nationale de la motion de censure déposée par la gauche. Bien sûr, la vraie partie ne se joue pas là, elle est plutôt dans la rue, dans les syndicats et dans les usines 15 . Pourtant, ce débat atteint une intensité dramatique inouïe, parce qu’on a l’impression que le monde est en train de changer, que tout peut se passer à gauche comme à droite. J’essaie d’analyser l’impression qui est la mienne en ce moment : je n’ai pas peur que le pouvoir échappe aux « politiciens pourris », comme disent les gauchistes, je m’en fous totalement. Je crains tout bonnement que tous ces jeunes gens soient incapables, quoi qu’ils en disent, de faire autre chose que de l’agitation. Je ne sais pas si je suis déjà récupérée par la « culture bourgeoise » : je suis incapable de croire dans les sornettes que j’entends de la part de ces jeunes phraseurs. Et je ne sais pas jusqu’où peut aller « la base », comme ils disent.
À l’Assemblée nationale, les députés, de quelque bord qu’ils soient, sont beaucoup plus inquiets : ceux de la majorité, n’en parlons pas ! Inquiets et tristes, car l’idée que le général de Gaulle finisse comme cela, dans la pagaille, est quelque chose de proprement insupportable pour les gaullistes de toujours.
Les députés communistes appliquent à la situation leur grille de compréhension : les étudiants sont des gauchistes, ils sont contre-révolutionnaires, voilà tout ! Comment concilier la solidarité avec la France en grève et la crainte du gauchisme, c’est leur problème.
Les socialistes sont divisés : beaucoup pensent, comme Mitterrand, sans doute, mais je n’en suis pas sûre, que tout ce qui ébranle le gaullisme est bon. D’autres, comme Rocard, voient leur heure arriver.
Ce qui paralyse en outre les députés, c’est que, pour la première fois, la télévision retransmet la séance dans son intégralité.
De ce débat de censure, je retiens deux moments : la démission de René Capitant, dans l’après-midi du 21, et la charge d’Edgard Pisani, à la tribune, contre Georges Pompidou.
J’ai rencontré René Capitant avec Louis Vallon, autre gaulliste de gauche, pendant que j’étais élève à Sciences-Po. Autant le second est un joyeux luron, chaleureux, drôle, quoique ses médecins l’aient privé du bonheur de boire un coup – parfois un coup de trop –, autant René Capitant est renfermé et grinçant. Les deux hommes partagent le même culte du Général, qu’ils présentent l’un et l’autre depuis des années, et parfois contre l’évidence, comme un homme profondément social, à la recherche – ce qu’ils sont eux-mêmes – d’une troisième
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