Cahiers secrets de la Ve République: 1965-1977

pas pour deux. Les Français ont le sentiment que, craignant de ne pas faire l’affaire tout seul, Defferre a voulu prendre un joker, comme à l’émission de télévision « La Tête et les Jambes 29  ».
    Ils concluent que, la tête, c’est Mendès, sans être sûrs que Gaston Defferre ait des jambes assez solides.
    C’est d’autant plus terrible que, la campagne électorale étant particulièrement courte, les candidats tiennent peu de meetings. Tout se passe à la télévision.

    22 mai
    J’ai suivi Jacques Duclos en campagne. Une journée seulement, puisque je suis surtout affectée à la campagne de Gaston Defferre et de PMF. Quel curieux petit homme, ce Duclos, qui, à 73 ans, est revigoré par ce défi inespéré ! Les « camarades » qui l’accompagnent me disent : « Le petit Jacques a rajeuni de quinze ans. Il nous crève, il faut le retenir ! » C’est la première fois, au cours de son histoire, que le Parti communiste affronte le combat présidentiel au suffrage universel. Il va devoir compter ses voix au premier tour, ce qu’il avait préféré ne pas faire en 1965.
    Je m’étais trompée en pensant que Duclos était un mauvais choix. Il fait au contraire une campagne formidable : il est partout, à Limoges, à Ambazac, à Montreuil, à Nantes, candidat se déplaçant tout en gardant son énergie intacte pour les enregistrements télévisés. Il s’attarde auprès des petits commerçants, vante les mérites de la propriété, s’adresse aux intellectuels, aux jeunes, aux femmes par l’intermédiaire de Ménie Grégoire sur RTL. Il est très applaudi lorsqu’il prend démocratiquement le métro à Boulogne-Billancourt. Il rigole tout le temps, avec ses petits yeux pétillants sous ses lunettes.

    Le soir, vu Mitterrand rue Guynemer. On ne peut pas dire qu’il y ait foule chez lui. Il me confie qu’il prépare un nouveau livre de 250 pages qui, me dit Claude Estier, mettra du « vinaigre dans les rouages ». Je demande à Mitterrand pour qui il va voter. Réponse : « Je voterai à gauche. »
    J’insiste : quelle gauche ?
    « Je vous ai dit à gauche », répète-t-il.
    Duclos ou Krivine 30  ?

    23 mai
    Je ne le savais pas lorsque j’ai rencontré Mitterrand : hier, à Europe 1, Jacques Duhamel s’est rallié à Pompidou. L’émission face à face avait été enregistrée dans l’après-midi, et pas en direct, pour des raisons d’emploi du temps : Pompidou est arrivé en premier, il a attendu Duhamel. Celui-ci a posé trois conditions à son ralliement, et Pompidou a tout accepté : entrée de la Grande-Bretagne dans l’Europe, libéralisation de l’ORTF et de la vie politique.
    Voilà qui est fait : en réalité, les équipes des deux hommes concoctaient cela depuis l’échec du référendum. Le ralliement a été préparé de longue date et les arguments sont cousus de fil blanc.
    Le plus dur, pour l’équipe dirigeante d’Europe 1, a été de garder secret cet enregistrement jusqu’à l’heure de sa diffusion.

    31 mai
    Les sondages révèlent une baisse constante, depuis le 21, d’Alain Poher, la stabilisation de Pompidou, la montée de Duclos, et font état d’un léger mieux pour Defferre. Les prestations du tandem Defferre-Mendès à la télévision ont pourtant été assez calamiteuses : Mendès très ennuyeux, Defferre sympathique et assez creux, questionnés par un Roger Priouret sinistre ! Quant à Poher, plus il apparaissait à l’antenne, moins il était convaincant.

    J’ai assisté l’autre jour, à Europe 1, à l’émission qui a eu lieu, en direct cette fois, avec Poher. Il est arrivé devant Europe 1, rue François-1 er , où l’attendait une meute de journalistes, dont moi. On a voulu lui faire prendre l’ascenseur plutôt que de le diriger vers l’escalier. Il a appuyé sur le bouton, nous avons tous escaladé les marches en courant pour le retrouver à l’entrée du studio. Au bout de quelques instants, Poher n’arrivant pas, nous nous sommes inquiétés, en même temps que les animateurs de l’émission. Poher avait bien appuyé sur le bouton, mais l’ascenseur était tombé au sous-sol. Il a fallu aller le chercher, lui faire remonter non pas un, mais deux étages. Il est arrivé dans le studio en suant et en soufflant. Présage désastreux pour lui. Il est vrai que, même sans présage, les sondages sont mauvais.

    Je pense savoir pourquoi. Pour deux raisons au moins :
    La première, c’est que Pompidou