Cahiers secrets de la Ve République: 1965-1977

démarqué de lui en 1968. Rien à redire, de ce point de vue, à la façon dont il a géré les événements de Mai, en évitant le recours à toute sorte de forces militaires ou civiles, que le Général envisageait.
    Malgré cela, ou grâce à Mai 1968, les « barons du Général », Foccart, Guichard, Frey, Chaban-Delmas, sont tous aujourd’hui à ses côtés. Les plus jeunes, Chalandon et Guéna, également. Sans oublier Jacques Chirac, qu’il a parrainé pour son élection en Corrèze et qui lui est acquis corps et âme. Tous ont misé sur Pompidou dès 1968.
    Je veux bien croire que l’affaire Markovic, toutes les saloperies lancées sur lui par ses adversaires à l’intérieur même du camp gaulliste, le manque de soutien du Général dans ces circonstances, l’aient endurci dans sa résolution d’accéder à la présidence de la République. Mais, encore une fois, son succès est moins celui d’un hasard que d’un travail acharné.

    19 juin
    À ne pas croire ! Mitterrand a fait aujourd’hui, quatre jours seulement après l’élection, sans attendre la proclamation officielle des résultats par le Conseil constitutionnel, sa conférence de presse de rentrée. Ah ça, il n’a pas tardé ! Il s’est tellement rongé les sangs pendant cette campagne où il n’était pas, où il n’était pas en mesure d’être, qu’il a tout de suite voulu combler le vide à gauche. En plus, ce qui vient de se passer lui paraît être la meilleure démonstration de l’impossibilité, pour les socialistes, de conquérir le pouvoir avec les centristes 35 . C’est l’occasion d’appeler à nouveau à l’unité de la gauche, surtout au moment où plus d’un socialiste poursuit le rêve centriste.
    Il me dit sa conviction : l’élection présidentielle a accentué la bipolarisation du système politique. Le centre a été balayé, les communistes ont engrangé dès le premier tour des voix d’électeurs de la gauche non communiste. Dès lors, le combat futur sera celui de la gauche contre la droite. La gauche doit s’unir, sinon elle continuera à perdre.
    Curieux : j’ai eu l’impression, à l’entendre cet après-midi, que son absence au scrutin de 1969, si douloureuse qu’elle ait été, l’a lavé, sij’ose dire, du désastre de Mai 1968. C’est comme s’il repartait de zéro.

    Ce qui est vraiment très drôle, c’est de suivre les explications embarrassées de Guy Mollet pour se sortir de la catastrophe électorale de Defferre. Il n’a pas craint, au comité exécutif de Suresnes, entre les deux tours, de se démarquer de Defferre en disant qu’il avait été hostile à sa candidature, qu’il n’avait pas pu l’empêcher, mais qu’il n’a jamais voulu « briser l’unité de la gauche ». Et la candidature de Christian Pineau, elle n’aurait pas « brisé l’unité de la gauche », peut-être ? !

    Pierre Mauroy me fait cette analyse dans les couloirs de l’Assemblée nationale où je le rencontre pour la première fois depuis l’élection de Pompidou : « Nous avons senti cette fois le poids des institutions de la V e  République. Les centristes rejoindront Pompidou. Ce vers quoi débouche l’élection du président de la République au suffrage universel, c’est la bipolarisation politique de la France. »
    Voici donc Mauroy à nouveau sur la même longueur d’onde que Mitterrand.

    Waldeck Rochet, on l’apprend, a été opéré à Moscou lundi. Il s’y était rendu pour je ne sais quelle réunion. Opéré de quoi ? Comme toujours, black-out complet.

    20 juin
    Passation des pouvoirs entre Poher, toujours à l’Élysée, et Pompidou. Chaban-Delmas est nommé Premier ministre, ce qui ne surprend personne. Il a été proche de De Gaulle, il est proche de Pompidou. Jeune général de la Libération, il est depuis 1947 le député-maire incontesté de Bordeaux. Plusieurs fois ministre sous la IV e République, il a fait partie de ceux qui ont ramené de Gaulle au pouvoir en 1958. Au surplus, ce routier de la vie politique, qui a su à certains moments de sa vie prendre des distances avec le gaullisme, celui du RPF,est parvenu à se donner une allure moderne. Leader du mouvement gaulliste, il a gardé de l’amitié pour Félix Gaillard ou François Mitterrand. Pour des raisons que le général de Gaulle n’ajamais données, ce héros de la Libération n’a jamais été ministre de 1958 à aujourd’hui.
    Ces deux hommes, apparemment, ont tout pour