Cahiers secrets de la Ve République: 1977-1986
un jeune homme. Je dois donc attendre 1988 pour être un vrai vieillard ! »
Nous parlons, du coup, par un enchaînement sinistre, de la mort :
« C'est un vrai problème, dit Mitterrand, jeune ou vieux, à n'importe quel âge. Ce serait si bien de se croire immortel !
– Moi, dit Franceschi, je me crois immortel.
– Moi pas », dis-je.
Mitterrand reprend : « On sait bien qu'on ne l'est pas, mais chacun de nous le croit. La seule consolation, c'est qu'on a vu mourir son père, son grand-père, et qu'il n'y a pas de raison de faire autrement qu'eux ! »
Tout de même, son âge le taraude. Il y revient avant la fin du déjeuner : « Soyons sérieux, me dit-il en me regardant comme s'il scrutait l'une après l'autre mes rides naissantes. Je vous vois vieillir comme vous, vous me voyez vieillir... »
Dans sa crudité, cette phrase terrible, dite pour me faire regretter ce que j'ai écrit sur lui l'automne dernier, me rend malade. Il a raison : je vieillis. Il ne me l'a pas envoyé dire.
Samedi, à Saint-François
Chapeau de paille sur la tête, toujours au milieu de ses conseillers généraux, il s'attaque à un plat de langoustes. Arrive un chanteur qui ressemble à Harry Belafonte. Mitterrand se met à chanter avec lui, d'une voix étonnamment juste, des chansons créoles (où les a-t-il apprises ?), dont ce couplet que je note à la volée, connu de lui seul autour de la table :
C'est la saison des pleurs
c'est la saison des douleurs
Petit oiseau a changé de plumage
Et moi, j'ai changé d'amour.
Sous les canisses du restaurant de Saint-François où il s'est mis à pleuvoir, il se met à raconter des histoires à son auditoire sous le charme. Quel conteur ! Comme à Montsauche lorsqu'il racontait, il y a quelques mois, à de vieux élus, l'histoire de la princesse Ayoubi. Aujourd'hui, il évoque en riant les persécutions dont il est l'objet de la part d'une romancière connue qui l'accuse depuis des années d'avoir détourné ses premiers manuscrits, ou d'une de ses administrées, à Clamecy, qui lui reproche de ne pas l'avoir honorée...
C'est ainsi, dans les accents d'une chanson créole et des confidences ironiques, que s'achève le voyage du conseil général à la Guadeloupe. Nous reprenons l'avion en groupe. Et chacun s'endort dès que l'appareil a décollé, épuisé par le rythme de ces trois journées.
Vu Pierre Hunt hier soir (17 ou 18 septembre) , au lendemain de l'allocution-interview de Valéry Giscard d'Estaing. Intervention qui, me dit-il, marque la fin du barrisme, ou du moins d'une phase de l'expérience Barre.
« Barre, m'assure-t-il dans un langage imagé, a déposé son scalpel et son bistouri sur la table ; il n'y touchera plus. »
Giscard est évidemment préoccupé par la prochaine campagne présidentielle, convaincu qu'il ne peut laisser en place pour cette échéance un Premier ministre aussi impopulaire. Conclusion de Pierre Hunt : Barre est en sursis.
Nous parlons de Giscard qui a souvent cette phrase : « Il faut faire appel à son intelligence. » Autrement dit, rien chez lui ne marche mieux que l'intelligence : ni le cœur, ni les tripes.
Mitterrand est son contraire. Mais il ne sera pas président.
25 septembre
Je rencontre à l'Hôtel de Ville Denis Baudouin. Chirac a-t-il changé ? Réponse : oui. « Il est moins agité, plus serein. Il ne pense pas que ce soit la politique qu'il propose qui est criticable, il juge simplement que son image est mauvaise : il n'est pas un homme qui se bat par ambition personnelle, mais la présence à ses côtés d'hommes de main (c'est son expression) a pu laisser croire qu'il l'était. Il a pris une claque dans la figure avec les 15 % qu'il a obtenus aux élections européennes. »
Le RPR l'a-t-il critiqué ? Pas tellement, selon mon interlocuteur : « Il a reçu des tas d'admonestations, mais sa présidence n'a pas été contestée. Tout se résume dans une phrase de Robert Poujade : “Il est impossible, mais irremplaçable.” »
Quant à Barre, il est inutile, selon Baudouin, que Chirac « mette ses mains dans le sang de Barre ». Il votera donc le budget tout en pensant que Barre va « tomber tout seul ».
Tout cela débouche sur quoi ? Sur la candidature de Chirac en 1981 ? « Si l'élection avait lieu demain, susurre-t-il, il n'irait pas. » Façon de me dire qu'il ira puisqu'elle a lieu dans un an.
Il est clair, pourtant, que la vie de Chirac, si chanceux jusqu'à
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