Cahiers secrets de la Ve République: 1977-1986
soleil, lorsque je me suis aperçu dans une glace. Je ne me suis pas reconnu ! Eh quoi, c'était moi, cet homme vieilli avec ces traits lourds (il se pétrit le visage d'un air dégoûté), avec cette tête ! »
Il m'a confié, avant de s'endormir quelques instants, que l'essentiel était de savoir pour quoi on était fait. Je lui demande :
« On y arrive ?
– Oui, si on est assez intériorisé.
– Vous savez, vous ?
– Cela dépend ! » (Moue peu satisfaite.)
Il parle alors du côté dérisoire de cette course à l'action, et ajoute comme pour se convaincre : « On peut vivre autrement, je peux vivre autrement, je vous l'assure. »
Mais il ne le fait pas, ou plus, depuis si longtemps...
6 septembre
Petit déjeuner devant la piscine de l'hôtel. François Mitterrand essaie d'échapper à l'horaire terrifiant que le PS local lui a concocté alors qu'il est là tout bonnement pour accompagner le conseil général de la Nièvre.
« Vous n'imaginez pas ! me dit-il avec irritation. Dès que j'ai un blanc dans mon emploi du temps, on me le remplit ! Si je ne me battais pas, si je ne leur résistais pas, ils me tueraient !
– Longtemps, vous aviez gardé des plages de liberté...
– Très longtemps ! Mais ça, c'est le Parti socialiste ! J'ai mis quatre mois avant de trouver une heure pour aller chez le dentiste. Il faut une volonté de fer pour leur résister ! »
Cela me rappelle que hier, dans l'avion, je lui ai demandé si les moments où il avait été contraint de s'arrêter avaient ou non été bénéfiques pour lui.
« Que voulez-vous dire par “moments où j'ai été arrêté” ?, m'a-t-il quéstionnée.
– Je veux dire : l'été 1968, par exemple 38 . »
Il réfléchit. J'insiste : « Il me semble que vous avez beaucoup écrit, pendant ces périodes, beaucoup travaillé...
– Oui, c'est le moment où j'ai décidé de prendre le PS. Il n'était pas possible, pas concevable de rester à l'extérieur de mouvements qui me trahissaient. Notez que les mêmes carences se sont manifestées en 1978 (il veut dire : après l'échec aux législatives) : l'absence de solidarité. Après tout, si le Parti avait été solidaire... » (Sous-entendu : il n'y aurait pas eu le congrès de Metz et ses déchirures.)
Puis il plonge dans les réunions qu'on lui a préparées : Fort-de-France, La Trinité... Il n'a pas l'air de trouver que les socialistes d'ici soient de vrais socialistes : « Vous êtes porteurs, leur dit-il, de la plus grande idée de ce temps : chaque fois qu'un peuple parle de sa libération, il se dit socialiste, même si ce n'est pas tout à fait exact. Comme si le mot “socialisme” devait être identifié à l'espérance moderne des hommes ! »
Il parle du nouveau statut envisagé par le gouvernement sur les deux départements de la Guadeloupe et de la Martinique, du cyclone qui vient une fois de plus de dévaster les cultures, de la façon dont Paul Dijoud, le ministre chargé de l'Outre-mer, menace de distribuer les aides aux sinistrés selon leurs préférences politiques.
Au déjeuner, au restaurant Chez Toutoune, à La Trinité, avec les conseillers généraux de la Nièvre, il parle du PC et de l'élection présidentielle :
« Rien ne changera, dit-il, avant la présidentielle. Le PC fera en sorte d'avoir son candidat. Mais sa marge de manœuvre est étroite, car il faudra ne pas désespérer les masses. »
Quelqu'un se plaint de ce que le PS ne réplique pas aux attaques du PC.
« Si on l'attaque, répond Mitterrand, il ne restera que des débris à gauche. Si la gauche se lance dans un duel quotidien avec la plus grande violence, alors...
– Mais le silence du PS a découragé les gens, insiste son interlocuteur.
– Cela n'a découragé que les fragiles ! » réplique Mitterrand, qui change de conversation.
Nouveau village. Nous sommes maintenant dans le Nord de la Martinique, dévasté par le cyclone de la semaine dernière. « Tout de même, me dit-il, chaque fois que l'on vient ici, on se dit que la France n'a rien fait. »
Plus tard, à table, à la Guadeloupe où nous sommes arrivés vers 20 h 30, il revient sur la présidentielle. Il fait mine de plaisanter : « J'aurais un succès formidable si je disais demain : Mesdames et messieurs, je me présente... en 1988 ! » Puis il enchaîne, mi-figue mi-raisin : « Ce serait formidable de dire : je ne suis pas un vrai vieillard, je ne suis plus
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