Cahiers secrets de la Ve République: 1977-1986
rapporté tout ce que lui, Chirac, lui avait dit à ce propos pour le dissuader de se présenter. Il me répète donc ce qu'il lui a dit mais que je ne suis pas censée savoir :
« Il faut beaucoup d'argent pour faire une campagne présidentielle : 10 milliards pour Giscard, 5 pour Chirac et Mitterrand, 2 au moins pour Debré » (pas un mot sur Marie-France Garaud). D'où la certitude qui est la sienne : c'est l'Élysée qui a poussé Michel Debré à se présenter, au moins dans un premier temps. Pour une raison simple et que, pour tout dire, j'ai compris depuis longtemps : si Jacques Chirac n'est pas candidat, VGE fera au premier tour largement plus de 35 % des voix. Si Chirac est candidat, en revanche, tout change.
Chirac fait tout haut ce calcul devant moi : « Les écolos et les marginaux feront aux alentours de 12 %. Reste 88 %. Grosso modo , les votes se répartissent : 44-45 % pour la majorité, 43-44 % pour l'opposition. Le problème, pour Giscard, c'est d'obtenir un pourcentage de voix convenable au premier tour. C'est à ce moment que j'interviens : si je suis candidat, son score risque d'être désagréable. D'où son désir de me lancer Debré d'abord, puis Marie-France dans les pattes. C'est Jacques Wahl qui est responsable de la candidature de Marie-France : personne d'autre. Même s'ils s'aperçoivent aujourd'hui – trop tard – que la campagne de Marie-France va se retourner contre VGE... »
Il paraît très inquiet de son image droitière, puisqu'il y revient en fin de conversation : « Ce ne sont pas Pierre et Marie-France qui m'ont fait passer pour un homme très à droite. C'est le montage savamment distillé par la télévision qui m'a filmé dans des meetings durs, en 1978, et n'a montré de moi que des images vengeresses et guerrières. »
Ce qui a modifié son calcul, il me le répète : s'il fait acte de candidature tout de suite, les médias joueront à fond contre lui. S'il attend le dernier moment, le plus tard possible, ce sera la campagne officielle, et il ne sera pas démoli.
Hier, il m'a convaincue que, pour lui, il était urgent d'attendre.
J'ai fini de rédiger ce compte rendu fidèle de ce qu'il m'a dit hier. Nous atterrissons. Au trot, il rejoint le meeting qui a commencé avant qu'il n'arrive. Il prononce son discours à vive allure, pour tout dire sans y croire beaucoup. À peine a-t-il terminé que nous reprenons l'avion. Il s'aperçoit que je me crispe au décollage : je redoute ce moment, surtout lorsque la nuit est tombée. Il demande au steward de lui donner les sandwichs jambon-baguette que les cuisiniers de la mairie de Paris ont préparés pour lui ; il m'en tend un tout en me démontrant que rien n'est plus sûr que le transport aérien : « Et puis, j'ai la baraka. Il ne peut rien m'arriver ! »
Le plus fort, c'est qu'il y croit dur comme fer.
D'un déjeuner avec Christian Bonnet, quelques jours plus tard, je retiens deux formules.
– Sur Barre et Giscard : il commence par démentir qu'il y ait quelque difficulté que ce soit entre eux deux. Puis, devant l'ironie générale qui accueille ses propos, il se reprend : « Ce qui est certain, dit-il, c'est que nous avons d'un côté un homéopathe, de l'autre un chirurgien. Ils ne traitent pas les patients de la même façon ! »
– Sur la candidature de Michel Rocard, il raconte l'histoire suivante en se tordant de rire. Le jour de la déclaration de Conflans-Sainte-Honorine, Bonnet, qui a passé la journée dans sa circonscription, en Bretagne, regagne dans la soirée son ministère. À peine assis dans son bureau, le téléphone sonne. À l'autre bout du fil, son fils de 33 ans :
« Papa, il s'est suicidé !
– Qui ça ? dit le père, affolé que ses services ne l'aient pas plus tôt mis au courant.
– Michel Rocard ! » répond son fils.
Nom de Dieu, se dit Christian Bonnet, et dire que je ne le savais pas ! Cela va faire un foin de tous les tonnerres !
« Oui, reprend son fils : à la télé ! »
Ouf, souffle Christian Bonnet, soulagé.
23 novembre
Retour sur Raymond Barre dont je n'ai pas parlé depuis de longues semaines. Christian Bonnet nous l'a dépeint hier ou avant-hier comme un chirurgien. De fait, on dirait qu'il le fait exprès : par deux fois depuis le début du mois, le Premier ministre a paru sinon critiquer le président de la République, du moins se démarquer de lui.
Première scène le 4 novembre au Conseil économique
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