Cahiers secrets de la Ve République: 1977-1986

et social. Invité dans le petit hémicycle de la place d'Iéna, Barre ne s'embarrasse pas de formules pour parler de l'avenir de la France. Après quelques phrases relativement optimistes sur son action passée, il s'est mis à brosser un tableau accablant de ce qui attend le pays : expliqué par l'arrivée chaque année de 200 000 jeunes sur le marché du travail, un chômage qui monte en flèche ; une dépendance énergétique, notamment à l'égard du pétrole, qui grève à tout moment l'économie ; une inflation difficile à maîtriser. Au passage, il trouve le moyen de qualifier assez gratuitement les économistes du RPR de « muscadins ». Le propos fait rire, mais est inutilement agressif à l'égard du parti chiraquien, particulièrement chatouilleux en ce moment.
    Ses propos bien peu électoraux étonnent l'assistance. Les membres du Conseil économique s'interrogent dans les couloirs lorsque le Premier ministre a pris congé : Barre savonne-t-il la planche de Giscard ?
    Deuxième scène à Lyon, vendredi matin. Que pense le Premier ministre des 29 actions que le président de la République lui demande de bien vouloir porter à leur terme avant la fin du septennat ? Raymond Barre rigole franchement quand on lui pose la question : « Rien de très nouveau là-dedans ! Je connaissais déjà ce catalogue depuis le dernier Conseil des ministres », dit-il.
    Ses paroles sont banales. Ce qui surprend, c'est la désinvolture du ton, l'insouciance de ses propos lorsqu'il parle de Giscard.
    Est-ce suffisant pour conclure que Barre ne roule plus pour Giscard ? Pour la moitié de la presse, aucun doute : les deux hommes ne s'entendent plus. Giscard le sait et s'en irrite. Pour une autre moitié, Barre est plus fidèle que jamais au chef de l'État. Plus il souligne les dangers qui menacent la France, plus les Français auront besoin de Giscard.
    Je pense que la vérité est au milieu : comme tous les Premiers ministres, il sait bien qu'il est condamné par le temps, sinon par l'Élysée. Il en prend son parti, et d'ailleurs que peut-il faire d'autre ? Il n'a pas néanmoins l'envie de quitter la scène politique et de rendre son tablier en baissant le nez. Il lui faut donc se fabriquer une image, une identité, sans se préoccuper outre mesure de la campagne électorale, qui, après tout, ne le concerne pas.
    Ce qu'il fait en restant fidèle à son personnage, mi-Cassandre, mi-Poincaré. Il rappelle les grands principes gaullistes de la primauté de l'exécutif, il parle le langage de la pureté doctrinale, il ne perd pas une occasion de dénoncer les couloirs et les antichambres, les politiciens et leurs petitesses. Il choisit la Revue des Deux Mondes , comme il l'a fait dès le mois de septembre, pour se décerner des bons points sur la réduction du déficit budgétaire, l'augmentation des réserves de la Banque de France, la libération du prix des produits industriels. Et il ironise sur « l'interrogation abyssale des commentateurs, tiraillés entre des sondages dont ils se délectent et des faits qui les déconcertent 52  ».
    Le moment approche où il doit dire au revoir. Il lui faut désormais exister sans intermédiaire.

    Je m'aperçois que je n'ai pas fait mention plus tôt – parce que entre Rocard et Chirac, je n'en ai pas eu le temps – de ces objectifs fixés par le président de la République à son Premier ministre, l'autre vendredi. Cela sent évidemment la fin du gouvernement, mais aussi celle du septennat. Cette mort prévue, programmée, inscrite au calendrier politique de l'année 1981, place Raymond Barre dans une situation ambiguë, pour ne pas dire intenable. Classique, sous la V e  République.

    24 novembre
    Résultats des élections partielles du 23. Dans la majorité, primaires généralisées sauf en Gironde, avec avantage au RPR (21,7 %) par rapport à l'UDF (16,8 %). Ces chiffres sont intéressants, car, dans ces mêmes circonscriptions, lors des élections européennes de 1979, le RPR avait été distancé par l'UDF.
    Dans l'opposition, avantage au PS. Là où il était confronté au PC, les socialistes obtiennent 30 % des voix contre 15 au PC.
    Surtout, ne rien en conclure : l'élection présidentielle est d'une nature toute différente.

    1 er  décembre
    André Chadeau me parle de Raymond Barre dans des termes non pas nouveaux, mais inattendus. Il découvre un Barre qu'il ne connaissait pas, décontracté, disant leur paquet aux uns et aux autres, tel