Cahiers secrets de la Ve République: 1977-1986
élu ! »
Est-ce parce qu'il m'a parlé de Giscard dans l'hélicoptère ? À Gap, il se démarque de lui dès les premières phrases : « Entre les deux voies, celle du Président et celle de Mitterrand, il y a une troisième voie : la mienne ! »
Pendant quarante-cinq minutes, la salle se tait, fascinée, éberluée par les chiffres, le ton, l'autorité, la force aussi qui émane de cet animal politique. En fait, c'est ce qu'il voulait : être candidat pour montrer qu'il était prêt à occuper le devant de la scène, qu'il n'était pas toujours, comme les photographies l'ont si souvent représenté pendant qu'il était à Matignon, au deuxième rang derrière Giscard, loin derrière. Même lorsque, pendant la revue navale de Toulon en 1975, il avait manifesté la plus grande mauvaise humeur, grimaçant presque tandis que Valéry Giscard d'Estaing faisait la roue devant les téléspectateurs, il tirait la tronche, certes, mais il n'avait pas alors le premier rôle.
Aujourd'hui, surtout à Gap, dans cette petite salle archibourrée, devant ses militants surchauffés, il fait ses classes d'apprenti président de la République. Même s'il n'a aucune illusion sur le score final, c'est pour lui un galop d'essai nécessaire, un parcours obligé composé d'autant de figures imposées. Les militants évidemment ne le voient pas comme cela : ils y croient. Ils s'enthousiasment lorsqu'ils entendent Jacques Chirac leur dire, comme au bon vieux temps, que la voix de la France s'est éteinte, que la France n'est plus ce qu'elle était, qu'elle est affaiblie, qu'il suffirait d'un rien, de lui, sans doute, pour qu'elle retrouve son rang.
L'hélico nous attend déjà. Le journaliste du Monde André Passeron, qui est à l'arrière de l'appareil, me certifie, avant que les hélices ne fassent un bruit infernal, que des consignes strictes ont été données par l'Élysée pour que la presse de province ne parle jamais de « candidat gaulliste », mais de « candidat du RPR ».
Voici déjà Avignon où 3 000 personnes attendent Chirac au Palais des expositions. À la tribune, il est tout seul puisqu'il a décidé aujourd'hui que, désormais, aucun autre orateur que lui ne sera sur l'estrade. C'est une décision qu'il a prise hier soir après les discours insipides de Joseph Comiti, député de Marseille, et de Claude Labbé, président du groupe parlementaire. Je ne sais comment il s'y est pris pour qu'ils acceptent sans rechigner. Mais enfin, ils sont là, dociles, au premier rang, sans autorisation de haranguer les foules. Fermeté, autorité, sécurité : il martèle ses mots favoris devant une salle conquise.
La chute de son discours marque cependant un nouveau degré dans l'affrontement avec Giscard, ravalé, sur le même plan que Mitterrand, au rang des adversaires à battre : « À tous ceux qui sont satisfaits, je dirai qu'ils doivent reconduire un nouveau septennat. À ceux qui ne craignent pas les communistes, je dirai de voter pour le candidat socialiste. Aux autres, je dis qu'ils se rassemblent derrière moi. »
Retour à Marseille où les journalistes reprennent l'avion. Jacques Chirac abandonne son hélicoptère. Nous voici tous rentrés à Paris dans l'après-midi.
Je ne sais comment ces hommes politiques font pour tenir le coup à ce rythme. Moi, pendant ces deux jours, j'ai rédigé ces notes, certes, et fait deux éditoriaux. Mais je n'ai pas serré des milliers de mains, je n'ai pas exhorté des militants à me suivre, je n'ai pas embrassé des enfants, je n'ai pas prononcé de discours. Pourtant je suis éreintée. Il n'y a pas à dire : ces gens ne sont pas comme nous. Ils sont dopés à je ne sais quelle substance qui les fait tenir, qui les fait croire à ce qu'ils disent, même lorsque, quelques instants auparavant seulement, en confidence, ils affirment ne pas être dupes d'eux-mêmes. Curieux dédoublement qui fait peut-être leur force : s'ils doutaient d'eux-mêmes autant qu'ils le prétendent, ils ne pourraient pas avancer.
26 février
Conférence de presse de Raymond Barre. Égal à lui-même, vraiment. Je l'avais déjà entendu, début janvier, au forum de L'Expansion , se livrer à une sorte de démagogie de la non-démagogie en commentant un sondage de la Sofres sur « les mesures capables de permettre une lutte efficace contre la crise ». Il y avait été plus sarcastique que de coutume contre les Français sondés, qui, il est vrai, proposaient tout à la fois
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