Cahiers secrets de la Ve République: 1977-1986
universel. Michel Debré y voit la menace d'un Parlement supranational, régissant et organisant l'Europe à sa guise. Sa campagne commence aujourd'hui. Je ne sais jusqu'où elle ira.
5 novembre
Coup de tonnerre à Moscou : à l'occasion du soixantième anniversaire de la révolution d'Octobre, Santiago Carrillo, le secrétaire général du Parti communiste espagnol, n'a pas eu le droit de prononcer le discours qu'il avait préparé. Brejnev l'a privé de parole, ce qui est d'autant plus incompréhensible qu'il a laissé parler Enrico Berlinguer et qu'il a même reçu le secrétaire général du Parti italien. On sait maintenant ce que Carrillo avait l'intention de dire : que la révolution de 1917 était capitale pour tous les communistes mais qu'il entendait continuer à développer ses conceptions d'un socialisme démocratique, pluraliste et indépendant. Le discours préparé était assez bref, il avait été élaboré après une entrevue à Moscou avec le directeur de la Pravda 27 . Cette censure est une façon de refuser définitivement l'eurocommunisme dont, finalement, les Soviétiques n'ont jamais voulu. La différence de traitement entre Berlinguer et Carrillo est évidemment volontaire : sans doute s'agit-il d'enfoncer à cette occasion un coin entre les communistes espagnols et italiens, de tenter de les désolidariser.
D'autant que le secrétaire général du parti français, Georges Marchais, n'a pas jugé utile, lui, de se rendre à Moscou. Sans doute n'a-t-il pas voulu laisser croire qu'il se soumettait à Brejnev en ayant rompu avec les socialistes français.
6 novembre, 19 h 45
François Mitterrand au « Club de la presse » d'Europe 1, après la convention du PS de dimanche dernier. Sylvain Floirat, le puissant patron de Matra et d'Europe 1, est là avec Jean-Luc Lagardère et Étienne Mougeotte. Pensent-ils que François Mitterrand, débarrassé des communistes, est plus fort aujourd'hui qu'hier ?
Mitterrand porte un mauvais costume marron qui ne lui va pas du tout. Il est plutôt détendu, encore que les premières minutes de sa prestation soient interrompues par une sorte de clash avec Laurent Salini, éditorialiste de L'Humanité , qui l'interroge sur le montant du SMIC. Cela ne fait ni chaud ni froid à la foule des journalistes présents, car les clashes avec les communistes semblent désormais faire partie de la règle du jeu.
Mitterrand se paie Barre, « Tartarin des sondages », dont il raille les « spéculations philosophiques sur le poulet » – allusion à l'allocution du Premier ministre, jeudi dernier 28 . Puis il passe à Jean Lecanuet, « surgi de la fin du xix e siècle ». Il fait une vibrante démonstration de la force du Parti socialiste, dont il veut faire comprendre qu'il peut fort bien gagner tout seul, en l'absence d'union de la gauche : « Le PS gagnera le premier tour des élections. À partir du moment où il aura réuni 7 millions de voix, voire davantage, j'estime que les socialistes auront créé une situation nouvelle. Il remettra alors ses suffrages à la disposition de la gauche. Que puis-je dire de plus ? Ce que je ne peux pas dire, c'est que l'union de la gauche l'emportera, puisque cela dépend des autres ! »
Je crois que c'est la première fois qu'il le dit en ces termes, car je sais qu'il y pense depuis longtemps, que c'est même sans doute aujourd'hui le seul sentiment qui l'habite : « Le PS, dit-il, en regardant Lagardère, doit agir pour l'Histoire, pour que le peuple français connaisse une société nouvelle. Nous ne supplierons pas les communistes, nous ne négocierons pas de désistement avec eux : le PS fait confiance à la conscience civique de ses partenaires. S'il ne le veut pas, nous n'y pouvons rien. Ils n'ébranleront pas notre résolution. J'accepte toutes les conséquences de ce que je viens de dire. »
Il y a dans cette dernière phrase une force, une énergie dont je ne sais pas comment ni d'où il la tire après tous les revers qu'il a subis. Je le vois en regardant les journalistes présents, dont beaucoup sont hostiles à l'union de la gauche – je ne parle pas seulement d'Étienne Mougeotte, mais aussi de Roland Faure 29 , qui demande à Mitterrand si, sérieusement, il peut croire que les communistes ont changé.
« Je pense, lui répond Mitterrand, que les électeurs communistes ont changé. L'appareil en a tenu compte, mais il est en retard sur cette évolution. Je suis
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