Cahiers secrets de la Ve République: 1977-1986
surtout pouvoir appliquer la règle des 65 ans avant la fin du mandat de Pierre Desgraupes, ou s'il le laissera aller jusqu'au terme de sa mission.
FM : « Indécision ? Cela fait des mois que vous répétez que la Haute Autorité l'a nommé en 1982 pour trois ans. Vous n'avez pas changé d'avis ?
– Non. »
François Mitterrand réfléchit quelques instants : « On pourrait peut-être consulter le Conseil d'État ? »
J'ose : « Je n'en vois pas la nécessité. Laissons courir les choses, laissons Desgraupes en place ; nous allons bien voir si quelqu'un forme un recours ! »
Il rit, me trouvant un peu culottée, et passe à un autre sujet. Suit alors une longue conversation sur l'Europe, et le ministre européen qu'il cherche. Ce sera, trois jours plus tard, Roland Dumas !
Je redis, alors que je sens la conversation faiblir : « N'essayez pas de changer les présidents de chaînes, ne vous lancez pas dans cette bataille, après celle de la presse écrite ! »
Il rétorque : « Ça, ça ne vous regarde pas ! Vous vous êtes assez trompée dans votre vie privée, non ? Figurez-vous qu'il peut vous arriver aussi d'avoir tort ! »
Puisque après tout la conversation a pris un tour personnel, je lui réponds sur le même ton :
« Excusez-moi, mais vous exagérez un peu. D'abord, je n'ai pas la prétention de ne jamais me tromper. Ensuite, parce que je ne me suis pas tellement trompée dans ma vie privée. En tout cas, pas plus que vous ! »
À un autre moment de la conversation, qui a tout de même duré plus d'une heure, il me dit aussi – ce qui tend à prouver qu'il n'a pensé, pendant tout le temps de notre échange, qu'au moyen de se débarrasser de Desgraupes :
« Desgraupes ? Il a été le premier président de chaîne nommé en 1981 ! Personne ne pourra dire que l'on n'a pas été gentil avec lui ! Il est à Antenne 2 depuis près de deux ans et demi, ça n'est pas si mal ! »
Voilà la conversation telle que je l'ai eue avec lui et telle que je l'ai résumée en voiture en quittant l'Élysée, avec, donc, peut-être quelques mésinterprétations ou erreurs.
J'en sors sûre de tout et de rien. Son ton, qui a été de bout en bout amical et même, à certains moments, complice, ne m'inquiète pas. En revanche, il ne m'a donné aucune indication sur ce qu'il pense réellement. Tout se passe comme si je devais comprendre entre les mots ce qu'il souhaite, ce qu'il pense que je dois faire, ce qu'il pense que je ferai ! Insondable bonhomme...
Son « si la loi le permet, je ne ferai pas obstacle à son maintien » ne l'engage à rien : il lui suffirait de donner, le moment venu, avec quelques juristes bien choisis, sa propre interprétation de la loi.
Grande ambiguïté, donc, de ses propos.
Il me joint au téléphone, le mardi ou le mercredi suivant, entre 11 h 30 et 11 h 45. Nous allons un peu plus loin que la dernière fois, mais à pas comptés. On pourrait faire, dit-il, une loi rétroactive pour que le problème ne se repose plus, en tout cas pour les suivants. Donc, si je comprends bien – et, hélas, je comprends bien –, il m'annonce que l'Élysée a consulté officieusement le Conseil d'État. Le but : faire préciser si un mandat de trois ans commencé deux ans avant l'âge de 65 ans doit être interrompu. Résultat de la consultation : jeudi.
« Mais, ajoute-t-il, toujours aussi flou, je ne suis pas tenu de suivre son avis !
– Alors, à quoi bon ?
– Mais c'est que j'ai des dizaines de gens qui sont dans la même situation que lui ! »
Au moment de raccrocher, il ajoute : « Dites-bien toute mon amitié à Pierre Desgraupes. Ou plutôt non, ne lui dites rien. Nous verrons jeudi. »
Quelques instants plus tard, Jérôme Clément me confirme, depuis Matignon, que François Mitterrand vient de confier le dossier « Départ de Desgraupes » à Pierre Mauroy. Je respire.
Le jour suivant, jeudi donc (nous sommes à quelques jours de l'anniversaire de Pierre Desgraupes, le 18 décembre), coup de téléphone de Mauroy. Rassurant, comme d'habitude, sans aucune ambiguïté. Les avis de Pierre Nicolay 14 et Jean Kahn 15 , tous deux consultés à titre officieux, sont négatifs : Desgraupes peut achever son mandat. Le gouvernement ne juge pas nécessaire de consulter officiellement le Conseil d'État.
Le lendemain, date de la réunion plénière de la Haute Autorité – et de l'anniversaire de Desgraupes –, Mauroy
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