Cahiers secrets de la Ve République: 1977-1986

soient reconnus pour ce qu'ils valent. À partir de là, ne plaidons pas l'innocence ! »

    20 octobre
    Nous sommes un certain nombre de journalistes à suivre Michel Debré à Strasbourg où il prépare la campagne pour l'élection à l'Assemblée européenne. Il nous reçoit, le visage presque enfantin, dans une salle où il est flanqué de chaque côté de deux plantes vertes et de quelques immenses palmiers. Drôle d'endroit. Très hostile à la façon dont Giscard présente l'élection de l'Assemblée des communautés européennes qu'il appelle à tort le Parlement européen, « il sera, nous dit-il, tête de liste du RPR pour ces élections, ou rien ! ».
    « Avez-vous convaincu le RPR ? » lui demandons-nous.
    Il ne se fait pas d'illusions :
    « À Amboise, répond-il, j'ai convaincu un sacré nombre de militants ! Il m'est arrivé d'être tout seul. Être seul ne veut pas forcément dire avoir tort ! »
    Je lui demande s'il peut faire acte d'indiscipline.
    « Ce ne serait pas la première fois », me répond-il.
    J'insiste : « Cela veut dire : si on me suit, tant mieux ; si on ne me suit pas, tant pis pour eux ? »
    Il sourit et me dit à voix presque basse : « Vous avez parfaitement résumé la situation ! »

    31 octobre
    Dommage qu'en France il y ait tant de Français ! Des Français que le Premier ministre, et d'autres ministres avec lui, trouve vraiment des empêcheurs de tourner en rond. Tel est, en gros, le jugement de Raymond Barre tel qu'il nous le livre, sans trop d'embarras, au cours de ce déjeuner à Matignon.
    « Il y avait, affirme Barre, trois solutions au moment où je suis arrivé à Matignon. Ou bien faire de l'inflation : c'était impossible, le général de Gaulle lui-même ne l'a pas fait. (Que veut dire : le Général lui-même ne l'a pas fait ? Est-ce à dire que Barre le trouvait démagogue ?) Ou alors il fallait bloquer les rémunérations : c'était difficile. Je l'ai fait trois ans, pour les hauts salaires. Je suis obligé de mettre les pouces, parce que trois ans plus tard, ces blocages créent des tensions insupportables dans les entreprises. Reste la lutte contre l'inflation. Ce que je fais, il me semble, avec bonheur (sic)  ! »
    Il n'est donc pas mécontent de lui. À son avis, la tendance inflationniste est autour de 7,5 à 8 %. « Lorsque je suis arrivé, souligne-t-il, elle était à 13-14 %. » L'indice des prix de septembre, il s'en fiche un peu. Il ne se préoccupe que de ceux d'octobre et de novembre.
    Les Français qui, les Français dont, mais qu'est-ce qu'ils ont donc, les Français ? D'abord, ils ne comprennent rien aux affaires économiques. Ce n'est pourtant pas faute de leur expliquer !
    Ce qu'ils ne comprennent pas non plus, c'est que la catastrophe les menace et que, face à ce monstre grimaçant, ils réagissent avec leur petit système D.
    Barre, qui n'a au reste pas l'air de considérer qu'en matière d'économie les journalistes que nous sommes soient supérieurs aux Français dont il parle, prend un exemple : « Regardez le dollar. Eh oui, ça va mal. Encore plus mal que ça. On ne peut rien y faire. Les États-Unis paient et continuent de payer pour le Watergate, et aussi pour leur refus, en 1962, de financer la guerre du Vietnam par l'impôt. L'endettement vient de là. Par leur irresponsabilité ou leur incapacité à lever les obstacles politiques, les dirigeants américains ont compromis l'équilibre mondial. Pour la France, c'est, en matière d'exportations à destination de l'Amérique, une catastrophe. Oui, en théorie, continue-t-il, on pourrait concevoir que cela arrange la France. Mais, comme le prix du pétrole va du coup être multiplié à la fin de l'année, la joie sera de courte durée ! »
    Le voici qui parle maintenant de l'archaïsme des structures : « Je vous garantis, moi, que si on continue à engloutir des milliards de francs dans des secteurs entièrement désorganisés, ce n'est pas 1,2 million de chômeurs que nous aurons l'année prochaine, mais deux ! Alors, je veux bien continuer, mais sans y croire. »
    Passons à l'archaïsme des comportements : « À La Ciotat, par exemple, on ne peut pas changer d'industrie. On pourrait le faire à Aubagne, mais les ouvriers n'acceptent pas d'aller travailler à Marseille : ils crient à la déportation ! »
    Un prélèvement conjoncturel sur les fortunes est-il envisageable ? Il n'y croit pas. « Et, par définition, précise