Cahiers secrets de la Ve République: 1986-1997

porte de son grand bureau avec un air que je trouverais presque guilleret si la charge contre lui n’était pas si forte.

    20 janvier
    Nous sommes quelques-uns à avoir fait le voyage depuis Paris pour l’enterrement de Charles Hernu. Non sans mal : l’avion n’a pas pu atterrir, nous avons dû gagner le cimetière par la route, en ratant le cortège. Maintenant qu’il est mort, les copains d’avant sont revenus. Un absent de marque : Laurent Fabius, que Charles Hernu jugeait depuis 1985 responsable de son départ et de son bannissement. La troisième épouse de Charles Hernu lui a refusé l’entrée du cimetière 7 .
    La cérémonie a été sinistre, chacun se demandant la part qu’il avait prise à l’éloignement de Charles Hernu, et par là, en quelque sorte, à sa mort.
    Après ces heures funèbres, je dois rejoindre Châtellerault où Michèle André, secrétaire d’État aux Droits de la femme, et Édith Cresson 8 , maire de la ville, ont été invitées quelques semaines auparavant par l’épouse du patron de la presse quotidienne régionale, Jacques Saint-Cricq, à venir faire une sorte de causerie, que je dois animer, sur les femmes et la politique.
    Pierre Mauroy m’avait dit un jour en rigolant : « Lorsqu’elle avait été chargée en 1974 par Mitterrand des Jeunes socialistes, Édith Cresson, c’est un kapo ! »
    Directe, brutale parfois, elle avait remis de l’ordre chez les jeunes, souvent indisciplinés, et fait régner sinon une sorte de terreur, du moins une paix armée.
    Drôle de femme, intéressante : lorsqu’on la voit, elle ne ressemble pas à ce qu’on imagine être une militante socialiste. Elle fait plutôt bon chic bon genre, avec ses tailleurs stricts dont elle relève cependant les manches, et sa voix un peu trop haut perchée. En réalité, au ministère de l’Agriculture, elle s’est révélée capable de faire frontquand les agriculteurs avaient pris pour une insulte sa nomination à ce ministère.
    Maurice Faure m’en a souvent parlé. C’est d’ailleurs comme cela que j’ai eu l’impression de la connaître : tous deux députés européens, il leur est souvent arrivé de prendre ensemble l’avion Paris-Strasbourg en début de semaine, et Strasbourg-Paris le jeudi soir. Faure me l’a décrite comme bûcheuse, passionnée de travail et de politique, et surtout comme une inconditionnelle de François Mitterrand. Celui-ci fait d’ailleurs le plus souvent l’objet de leurs conversations aériennes hebdomadaires.
    C’est de lui que nous parlons également dans l’avion qui nous conduit à Châtellerault. Du fait qu’il n’a pas tellement changé, au fond, depuis que nous le connaissons l’une et l’autre : il a toujours été « le Président », même lorsqu’il ne présidait que la petite Convention des institutions républicaines. Il a toujours cherché des femmes à mettre sur les listes socialistes aux différentes élections, s’énervant de temps à autre lorsque celles-ci faisaient référence au féminisme et aux droits des femmes.
    Ainsi avait-il été avec Marie Thérèse Eyquem 9 , ancienne militante de la première heure du mitterrandisme, qu’il avait imposée dans les instances dirigeantes du PS : lorsqu’elle le tannait en lui parlant et reparlant des femmes et de leurs droits, il était pris d’un ennui pesant, et prenait la fuite sitôt qu’il le pouvait. Quand il ne le pouvait pas, dans un train ou en avion, par exemple, et qu’elle était du voyage, il invoquait rapidement la préparation de son discours pour l’arrêter dans ses revendications. Il lui arriva même de s’endormir – ou de feindre le sommeil – tandis qu’elle continuait de parler, ce qui mettait en joie Georges Dayan, le plus souvent préposé à éviter ces tête-à-tête avec Mitterrand.
    Édith Cresson, elle, est parvenue à entrer dans les instances du PSsans jamais irriter Mitterrand : il est vrai qu’elle ne prône pas la « cause des femmes », pour lesquelles elle n’a guère d’indulgence.
    Nous faisons donc notre numéro avec Michèle André ; puis Édith Cresson reste sur place et nous regagnons Paris. Charles Hernu est mort et enterré.

    25-26 janvier
    Nous nous sommes envolés hier pour Bucarest avec Patrick Poivre d’Arvor pour une émission en direct, plus d’un mois après la chute de Ceaucescu. À notre arrivée dans le petit avion que Francis Bouygues a mis à notre disposition, il fait nuit. Nous rejoignons