Cahiers secrets de la Ve République: 1986-1997
l’hôtel Intercontinental, puis décidons d’aller dîner. C’était aller vite en besogne : les rares restaurants ouverts sont complets et, le plus souvent, il n’y a plus rien. Nous avons rejoint à Bucarest l’équipe technique de TF1 qui est déjà là depuis plusieurs jours et qui a pris son parti des difficultés qu’éprouve la capitale roumaine à simplement donner à manger aux journalistes nombreux dans la ville. Nous finissons par trouver un caboulot qui a encore de la bière et une sorte de ragout.
Dans la journée du lendemain, nous nous promenons à la télévision roumaine, celle-là même qui a montré au monde entier, en décembre, les émeutes dans Bucarest et le départ du président roumain. Si la grand-place est assez belle, si, plus loin, le palais que Ceaucescu était en train de faire construire paraît démesuré, gigantesque, incongru, tout – les rues maussades, la pauvreté, les charrettes traînées par des mulets étiques – nous ramène au Moyen Âge. Dans le centre-ville, les façades encore marquées par les coups de feu de la « Révolution » évoquent les mouvements populaires qui, ici plus violemment qu’ailleurs, ont fait tomber le régime. Les couloirs de la télévision sont bruyants et animés comme si, à tout moment, les intellectuels roumains pouvaient risquer à nouveau une manifestation, et que des tireurs restés dans les parages étaient encore prêts à abattre les fauteurs de troubles.
Patrick enregistre une émission tant bien que mal, dans ce climat électrique, tandis que je flâne à l’extérieur, l’après-midi de ce dimanche, en prenant le pouls de la population, dont la majeure partie parle français avec aisance. À entendre les habitants, tous sont soulagés, heureux de la chute du tyran et de sa femme. Les plusattentifs nous conseillent cependant de faire attention aux chauffeurs de taxi, soupçonnés d’appartenir tous à la fameuse Securitate.
Il neige tellement, lorsque nous retournons dans un épais brouillard à l’aéroport, que le pilote refuse de décoller. Nous voici contraints de revenir à l’Intercontinental, bâtiment fatigué de l’ère stalinienne qui nous paraît néanmoins, dans ces conditions, un havre de chaleur et de paix.
Nous partons le lendemain aux aurores, pas fâchés de quitter ce pays misérable dont nous ne connaissions rien et dont nous nous demandons, en décollant, comment il va pouvoir s’adapter au monde tel qu’il est. Autant, en Tchécoslovaquie surtout, en Hongrie aussi, j’ai senti presque physiquement que la démocratie pouvait s’installer ou plutôt se réinstaller en retrouvant en l’espace de quelques semaines la situation politique qui était la sienne avant le communisme, autant je me demande ce matin non sans angoisse comment ce pays trouvera demain sa place parmi les pays développés d’Europe.
29 janvier
Il est une heure du matin et je viens juste de terminer ma soirée à l’Élysée dans des circonstances peu banales : Guy Béart était invité par Mitterrand à un dîner officiel et il m’avait demandé de l’accompagner. Pour m’amuser, j’avais dit oui.
Raconter la stupeur qui a été celle de Mitterrand lorsqu’il m’a vue, au moment où les invités lui étaient présentés, en compagnie de Guy Béart, est hilarant. Il m’a dit bonjour avec gentillesse, a congratulé Guy. Le dîner a eu lieu, sans intérêt particulier. Puis, lorsque les invités ont commencé à partir, quelqu’un – Danielle Mitterrand, je crois – a demandé à Guy Béart de chanter.
Mitterrand s’est approché de moi en murmurant quelque chose du genre : « Et un chanteur, maintenant ! » J’ai éclaté de rire, assez ravie de mon effet ; il a hoché la tête en prenant un air dépassé, comme si, vraiment, il ne comprenait rien aux femmes. Roulant !
Guy Béart a chanté près d’une heure, tout le monde reprenant en cœur Le Bal chez Temporel et L’Eau vive . Soirée inattendue...
5 février
Dîner chez Simone et Antoine Veil dans leur grand appartement près des Invalides. Je découvre que, chez elle, c’est Antoine qui dirige les opérations. J’approche Simone Veil depuis longtemps, en fait depuis que je l’ai accompagnée en Israël en 1974. C’est la première fois que je la vois dans son intimité familiale. Là, elle n’est plus l’ancienne ministre de la Santé qui a légalisé l’IVG. Elle n’est plus la première présidente du Parlement européen.
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