Cahiers secrets de la Ve République: 1986-1997
s’abrite au maximum derrière François Mitterrand dont chacun, ici, pense qu’il est le porte-parole. Il cite même la fameuse phrase de Mitterrand : « Pour voir juste, il faut voir loin », et espère lui aussi une synthèse. Derrière Fabius ?
C’est à ce moment que Lionel Jospin monte à la tribune. Il souligne les deux questions fondamentales qui, selon lui, se posent au Parti socialiste. La première : comment concilier la gestion nécessaire et la transformation souhaitée ? La seconde, plus compliquée : qu’est-ce qui fait notre identité socialiste ?
L’atmosphère se charge alors d’électricité. Pendant que Jospin parle, le silence ne s’est pas établi dans la salle. D’une travée à l’autre, une partie des congressistes hurle sans discontinuer le nom de Fabius. Une autre partie répond en criant le nom de Jospin. Spectacle insolite, désorientant, car on me demanderait ce qui, sur le fond, sépare Laurent Fabius, Pierre Mauroy et Michel Rocard, je serais bien incapable de répondre. En revanche, je vois bien que Lionel Jospin et Chevènement essaient de s’appuyer sur les congressistes les plus à gauche, ceux qui, en leur temps, ont participé à l’aventure du Programme commun et à la liesse, bien oubliée aujourd’hui, de 1981.
Tout cela est affaire de nuances : je ne vois pas qu’il y ait ici, à Rennes, des gens qui veulent d’un socialisme plus ouvert que d’autres. Ni de militants prêts à abandonner le socialisme démocratique. Je vois bien, en revanche, tout ce qui, sur le plan des idées en tout cas, rapprocherait Laurent Fabius de Michel Rocard. S’ils sont séparés aujourd’hui, c’est tout simplement qu’ils regardent tous deux dans la même direction : la succession de Mitterrand.
Ce que je retiens de Lionel Jospin, en l’écoutant bien, c’est qu’il est le premier à avoir envisagé que le congrès de Rennes ne débouche pas sur une synthèse, mais sur une division. Il dit, je le note au détour d’une phrase : « Dans la synthèse, ou, s’il le faut majoritairement... » Il ajoute néanmoins : « Je crois à la synthèse, ne la refusez pas ! Quant à moi, j’y consacrerai toutes mes forces. »
Il reste qu’il a été le premier orateur à envisager que le congrès se termine sans accord général, et à en prendre son parti.
Suit Oscar Lafontaine, le social-démocrate allemand. Puis le socialiste chilien. À peine celui-ci a-t-il fini de parler qu’une suspension est demandée. La commission de vérification des mandats en profite pour faire savoir que la majorité Mauroy-Jospin-Chevènement, à laquelle se sont joints les rocardiens, dispose de sept mandats de plus que les amis de Fabius.
Édith Cresson, envoyée, comme Roland Dumas, par le Président lui-même qui en a fait ses observateurs privilégiés au congrès, sort de la salle, écœurée, en fin d’après-midi.
Georges Fillioud, qui a rallié Fabius, me prend à part : il souligne le fait que Lionel Jospin, dans son discours au congrès, n’a parlé à aucun moment de Mauroy, ni n’a rendu hommage à son action. Il y voit le signe avant-coureur de son « largage » : la synthèse entre Fabius et Jospin passerait, selon lui, sur le cadavre de Pierre Mauroy.
Je fonce dans un couloir vers Claude Estier qui apparaît. À ma question : « Faut-il croire les rumeurs sur le largage de Pierre Mauroy ? », il répond : « Ne crois pas les rumeurs ! » Allez savoir...
Justement, Lionel Jospin passe par là : « Pas question d’abandonner Mauroy, m’assure-t-il. Nous sommes tous deux... » Il ne dit rien, mais fait un signe : il me montre ses deux mains jointes. Traduction facile : Mauroy et lui collent l’un à l’autre.
Nous quittons la salle de congrès pour aller dîner en ville avant que ne se réunisse une fois encore – la dernière ! – la commission des résolutions. Le hasard des choses fait que nous nous retrouvions, Carreyrou, Mano et moi, avec Michel Charasse, mitterrandien s’il en est, et Philippe Barret, le conseiller privilégié de Jean-Pierre Chevènement. L’atmosphère entre les deux est courtoise, plutôt chaleureuse même. À cet instant, le congrès est loin, l’antagonisme Jospin-Fabius, effacé. Instant de grâce dans le déroulement du congrès, qui ne durera que le temps de l’excellent dîner que nous prenons ensemble.
Tandis que j’accompagne Philippe Barret, qui doit rejoindre Jean-Pierre Chevènement à la
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