Cahiers secrets de la Ve République: 1986-1997

rencontrés en secret, la semaine dernière, en tête à tête. Pour quoi faire ? À l’évidence, me dit Claude Estier, pour signer une sorte de pacte sur la candidature de la gauche en 1988.
    Un indice : il paraît que Rocard est sorti content, pour une fois, de son entretien avec Mitterrand.
    Ceci explique-t-il cela ? Mitterrand se paie le luxe, depuis quelques jours, d’une offensive en règle contre Chirac. Plus rien de ce qu’il fait ne trouve grâce à ses yeux : l’expulsion de 101 Maliens (pourquoi101 ?) par Charles Pasqua, le Code de la nationalité plaidé par le même ministre, qui n’est pas conforme à la philosophie élyséenne. Bref, une salve d’avertissements sans précédent !
    Mitterrand pense-t-il à rompre dès aujourd’hui son mariage forcé avec Chirac ? Rocard et lui ont-ils déjà scellé une sorte de pacte ? Du genre : si ce n’est pas moi, ce sera vous ; si c’est moi, vous m’aidez ; si c’est vous, on verra ce que je fais ?

    17 novembre
    J’écris ces lignes en rentrant du dîner de Paris Match qui a désigné Jacques Chirac « homme politique de l’année ».
    Le dîner a été totalement bouleversé par la nouvelle, à 20 heures, de l’assassinat du P-DG de Renault, Georges Besse, sur le trottoir, devant son domicile, rue Edgar-Quinet.
    Atmosphère terrible, parmi les convives, dans les minutes qui ont précédé l’arrivée de Chirac, lequel avait confirmé sa présence en prévenant qu’il arriverait tard, c’est-à-dire après avoir rendu visite à la famille de Georges Besse. Les journalistes présents appelaient leurs rédactions ; les patrons, leurs familles.
    Traits creusés, bouche carrée, Jacques Chirac avait, en arrivant, un visage que je ne lui ai jamais connu : tristesse et effroi, colère et indignation mêlés. Et aussi, pour la première fois, lassitude. Décidément, depuis son arrivée à Matignon, le terrorisme ne l’a pas lâché : terrorisme lié au Moyen-Orient, du Pub Renault à la rue de Rennes ; terrorisme sans doute signé Action directe, hier soir.
    Chirac était à peine assis qu’il a raconté avec une sorte d’incrédulité, à ceux qui se sont agglutinés autour de lui, dont moi, que, d’après les témoins, les seuls mots échangés par les meurtrières – car le commando était composé de deux femmes ! –, quelques secondes après avoir abattu Georges Besse, au moment de prendre la fuite, ont été : « C’est bon ? – C’est bon. »
    Pour lui, il ne fait aucun doute que l’assassinat est signé Action directe. Il pense qu’il n’y a guère de chances, d’après ce que lui a dit le ministre de l’Intérieur, de retrouver les auteurs de l’attentat, ni même, dit-il, les véritables responsables d’Action directe 30 , mouvement cloisonné, imperméable à l’infiltration policière.
    Je lui ai demandé s’il pensait que les terroristes d’Action directe avaient choisi de frapper au moment précis où le terrorisme moyen-oriental marquait une pause. Il m’a répondu qu’à son avis il n’y avait pas de lien de cause à effet, que les deux terrorismes étaient indépendants l’un de l’autre.
    Pourquoi Georges Besse ? Il n’a pas de réponse, des interrogations seulement. Le mouvement Action directe a-t-il voulu s’attaquer à lui personnellement ou bien à ce qu’il représentait : le grand patron heureux, le capitaliste à visage humain ? Ce serait la première fois, en tout cas, qu’Action directe, responsable de la mort du général Audran et de l’attentat manqué contre le contrôleur général Blandin, se serait attaqué en France à quelqu’un n’exerçant pas des fonctions militaires ou stratégiques 31 .
    « Ce sont des bêtes », me dit-il encore avant de recueillir, en pensant à autre chose, le trophée des lecteurs de Paris Match .

    19 novembre
    Le découpage électoral de Pasqua est déclaré conforme à la Constitution. La majorité se réjouit spectaculairement du verdict des neuf sages du Conseil constitutionnel, allant jusqu’à dire, comme Jacques Toubon, que la décision prise est celle « de la justice et de la joie » !
    Nous voici donc revenus, après la parenthèse ouverte en mars 1986, au scrutin majoritaire. Et voici dans le même temps Robert Badinter 32 miraculeusement devenu le héros de la majorité !

    21 novembre
    Rendez-vous avec Michel Debré, qui sort catastrophé du débat sur l’Acte unique européen adopté par la majorité de