Cahiers secrets de la Ve République: 1986-1997
un programme présidentiel qu’il y développe. C’est plutôt son image qu’il peaufine : l’avenir, il le situe hors des dogmes, entre un « libéralisme sans morale » et un « socialisme administratif ». Les termes ne sont pas mal trouvés, d’autant qu’il en donne un exemple vécu : en 1981, il était hostile aux nationalisations à 100 %, on le sait, même si, à l’époque, il n’a pas pu le crier trop haut, par souci de solidaritéministérielle. Il faisait valoir qu’il reviendrait moins cher à l’État de s’assurer seulement la majorité dans le capital d’une entreprise nationale que de l’acquérir entièrement. Entre nous, qui peut lui donner tort, cinq ans plus tard ?
Son argument principal : à l’épreuve des faits, le socialisme français a entamé sa mutation ; il s’est débarrassé de ses vieux dogmes. Tandis que le libéralisme, celui que revendique Jacques Chirac, ne s’est pas encore suffisamment attaqué aux réalités. Enfermé dans quelques grands principes, il ne s’est pas adapté à la France d’aujourd’hui.
Je résume : Rocard se veut à gauche, partisan d’une plus grande justice sociale. En même temps, il emprunte à la droite son « moins d’État ». C’est habile et dans l’air du temps. Ça « dépoussière ».
21 octobre
Première grande grève sous le gouvernement Chirac.
Une grève par temps calme, comme on le dit des turbulences traversées par un avion dans un ciel bleu. Une grève qui intervient à l’issue d’une période historique de paix sociale, et s’inscrit dans une courbe où les conflits du travail, selon les statistiques, sont à la fois moins nombreux, plus courts et moins bien suivis.
Je me demandais depuis mars dernier si, tout compte fait, les syndicats ne préféraient pas le gouvernement Chirac aux gouvernements socialistes. Pas un murmure dans leurs rangs, en effet, jusqu’à aujourd’hui. Ils n’auraient jamais accepté sans broncher, sous la gauche, ce qu’ils avalent de la droite ! D’un coup, tout change sans que je l’aie vu venir.
Raison de plus pour prendre en considération cette bouffée de contestation. Symbole de ce changement : la présence, dans l’action revendicative, d’André Bergeron, le leader modéré de FO. Bergeron, celui de tous les syndicalistes qui paraissait le plus proche du gouvernement actuel, celui à qui Chirac a toujours manifesté une attention particulière : le voilà non seulement qui colle à la manif, mais qui en prend la tête ! Derrière lui, une majorité de salariés du secteur public prend ses distances avec le gouvernement en place. Baroud d’honneur pour montrer que les syndicats n’ont pas perdu la main ? ou bien annonce d’un mouvement revendicatif durable au moment où les Français, les sondages en font foi, s’interrogent sur l’action économique de Matignon ?
26 octobre
Édouard Balladur... Intéressant de voir le cheminement politique de cet homme que j’ai connu plutôt effacé, quoique d’un esprit aigu, dans le cabinet de Georges Pompidou, avant 1974. Au début, Chirac ne l’aimait guère : il préférait de loin le tandem Juillet-Garaud et respectait Michel Jobert, au moins jusqu’en 1981 25 . Balladur, ce n’était pas vraiment son monde.
Quelques invitations à la Mairie de Paris, depuis 1977, n’avaient guère contribué à tisser de nouveaux liens avec celui qui, par certains côtés, est si éloigné de l’actuel Premier ministre : si mesuré quand l’autre est un cheval échappé ; si réfléchi quand Chirac dit lui-même qu’il agit avant de penser ; si mondain, aussi, si amateur de ces dîners que Chirac a toujours détestés.
Et puis il y a eu, dit-on, l’accident de Chirac en 1979. C’est à cette occasion, il le raconte lui-même, que Balladur, trouvant Chirac bien isolé pendant sa rééducation, lui a rendu visite. Quelques semaines seulement à peine après l’appel de Cochin.
Je ne sais ce que se sont dit les deux hommes alors que Jacques Chirac, à demi immobilisé, rongeait son frein en attendant 1981, mais c’est sûrement de cette rencontre que date leur rapprochement. Et sans doute, en quelques années, l’entrée de Balladur en politique 26 .
C’est en tout cas ce que nous dit Balladur tandis qu’il nous reçoit, Catherine Nay et moi, à l’heure du thé, dans ces salons de la rue de Rivoli qu’il a tenu à réinvestir, refusant l’éloignement quai de Bercy prévu dans le
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