Cahiers secrets de la Ve République: 1986-1997
défiguré l’action économique de Pierre Bérégovoy. Celui-ci, dit-on aujourd’hui, craignait beaucoup la publication du rapport Raynaud, sorte d’audit qui avait été demandé par le gouvernement à un conseiller d’État. Les chiens, ce sont donc peut-être aussi, pour Mitterrand, ses adversaires politiques. Il profite de la cérémonie de Nevers pour rendre un hommage public, appuyé, à son dernier Premier ministre de gauche 28 .
Sur place, l’émotion devait être considérable. À la télévision, elle est au moins aussi forte, parce que les acteurs semblent plus proches. Combien de ceux qui ont entendu, sur place, le discours de Mitterrand n’ont pas vu son visage ? Les téléspectateurs l’ont vu, eux, ils ont sûrement mesuré son chagrin et surtout, je le répète, sa colère.
Si j’écris si longuement, en ce moment, dans ce cahier, c’est que je n’écris pas assez ailleurs : je me défoule...
4 mai
La polémique a bien été lancée par Mitterrand : la presse est-elle responsable de la mort de Bérégovoy ? Quitte à passer pour corporatiste, et après y avoir bien réfléchi, cette nuit, je dirais que non.Même si une certaine presse s’est montrée cruelle, même si la dénonciation du prêt Pelat a pu passer pour de l’acharnement, je ne pense pas que la presse seule soit arrivée à ce sinistre résultat. Comme l’a dit Jean d’Ormesson avec mesure et gravité, il n’y a pas véritablement eu de « chasse à l’homme » : la télévision, par exemple – j’en parle d’autant mieux que je n’y ai plus de responsabilités –, a donné un traitement plutôt soft de cette affaire. Ce qui est vrai, c’est qu’après avoir voulu publiquement lutter contre la corruption, être un « chevalier blanc », comme le dit d’Ormesson, la confrontation entre ce qu’il voulait être et sa faiblesse révélée a été ressentie comme meurtrière.
Je me rappelle, pour faire une comparaison, la façon dont Mitterrand a été traité au moment de l’affaire de l’Observatoire, en 1959, la haine qu’il a suscitée, la levée de son immunité parlementaire, son humiliation, sa radiation de la vie politique : avec le recul, ce traitement me paraît beaucoup plus cruel que celui qui a été infligé à Pierre Bérégovoy.
Mitterrand a non seulement su résister, mais il a rebondi, il est revenu dans le jeu politique, il est même devenu président. Bérégovoy n’avait sans doute pas la même résistance, le même pouvoir d’encaisser, comme font les boxeurs. Il venait d’un milieu social différent, il avait surtout – je l’écris à nouveau ici – une si haute idée de lui-même qu’il n’a pas supporté la tempête. Je ne dis pas qu’il est facile de supporter quotidiennement les expressions de dénigrement, je dis que la presse n’est pas seule responsable : il y a aussi les adversaires politiques, les échecs douloureux, la personnalité de celui qui se sent accablé.
10 mai
Déjeuner en compagnie de cinq ou six confrères et consœurs avec Édouard Balladur à Matignon. Il nous reçoit alors que l’activité politique, la semaine passée, a repris, après la mort de Bérégovoy, à un rythme d’enfer : annonce par le Premier ministre d’un plan gouvernemental qu’il va du reste rendre public tout à l’heure, conférence de presse sur le collectif budgétaire le 5, réforme du Code de la nationalité à l’Assemblée nationale, préparation, avec les pêcheurs et les agriculteurs, le 7, du Conseil européen des affaires sociales à Bruxelles. Est-ce affectation, est-ce réalité ? Édouard Balladur nous apparaîtfrais comme une rose, alors que nous nous attendions à le voir déjà marqué par ses nouvelles occupations.
La table à feuilles d’or de Jacques Chirac est restée en place dans le salon depuis 1988. Il paraît qu’il en a fait faire une copie à l’Hôtel de Ville. Dans la salle à manger où j’ai vu avant lui Mauroy, Fabius, Rocard et Bérégovoy, Balladur, qui, il est vrai, connaît la maison depuis 1962, est comme chez lui. Il a déjà changé les tableaux accrochés aux murs. Il y a maintenant un Monet, un Matisse qu’il n’aime pas, que je trouve néanmoins très beau – il paraît qu’il se trouvait dans le bureau d’Édith Cresson –, un Kandinsky qui n’est pas celui qu’il préfère, et, je crois, un Chagall. « Vous savez, me dit-il de peur que je note la somptuosité des œuvres d’art dont il
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