Cahiers secrets de la Ve République: 1986-1997

fonction auprès de Mauroy, m’avait dit un jour que c’était infernal : tout passe par lui, tout arrive sur son bureau, c’est à lui de faire le tri entre l’affaire insignifiante, dont il ne fautpas parler au Premier ministre, et l’affaire pour laquelle il faut déclencher un branle-bas général. C’est la raison pour laquelle l’importance prise en quelques jours par Nicolas Bazire en a surpris plus d’un, dont moi.
    J’ai fait là une digression. Je reprends le cours de la conversation avec Balladur. Nous parlons maintenant des privatisations : les choses devraient aller très vite. La loi passera dans quelques jours, les privatisations commenceront dès l’automne.
    Par le biais de l’Europe et du sort que les autres pays réserveront au traité de Maastricht, Édouard Balladur touche maintenant à la politique internationale. Ce n’est sûrement pas un hasard. Il s’est placé tout à l’heure au-dessus de Chirac et de Giscard ; il se place maintenant tout naturellement sur le terrain de Mitterrand. Façon de nous dire qu’il peut toucher, sans provocation, au « domaine réservé » : « Je ne vois pas, dit-il, quel intérêt auraient les Anglais à ne pas voter le texte de Maastricht. Ils ont échappé aux dispositions sociales qui ne leur convenaient pas, ils se sont installés dans une position de plaque tournante commerciale, ils sont rétribués sur les échanges. Leur économie reste pourtant délabrée. »
    Il se plaint enfin du comportement des Allemands au sujet du GATT : « Les dirigeants allemands sont dans une indifférence absolue vis-à-vis du GATT. Je n’arrive pas à comprendre comment ils ont autant d’œillères à ce sujet. À moins que leur seul souci soit de plaire aux Américains ? »
    « J’irai au prochain sommet européen, prévient-il encore, puisqu’on y parlera essentiellement de politique intérieure. »
    Ainsi donc, les voyages à deux sont près de recommencer. Sans doute Balladur y mettra-t-il davantage de formes que Jacques Chirac en 1986. Les journalistes vont coller aux pas du Président et du Premier ministre pour guetter la première mauvaise manière, le premier accroc à la cohabitation : « Cela n’arrivera pas », nous dit Balladur sans s’attarder.
    À retenir : il a imposé un plat unique dans les menus de tous les ministères. « Et si j’ai accepté d’y réintroduire le fromage, que j’avais supprimé, c’est à la demande de Jacques Chirac, précise-t-il, qui a fortement protesté au nom des paysans français ! »
    Sur le plan du comportement, je note un léger changement. Il est plus irritable lorsqu’on lui fait part des critiques des uns et des autres au sujet de son action. « Ah oui, demande-t-il avec agacement,quelles autres solutions me proposent-ils, quelles idées ont-ils ? » Sous-entendu : pas la moindre.
    13 mai
    Je connais mal, sinon pas du tout, Nicolas Sarkozy. Son intervention dans l’affaire baptisée « Human bomb » vient aujourd’hui de changer son image. Ce qui marquait chez lui, c’était son ascension politique : jeune militant fougueux dans les années 1970, devenu maire de Neuilly en profitant de l’éloignement momentané de Charles Pasqua qui briguait le poste, puis principal collaborateur, avec Alain Juppé, de Jacques Chirac au RPR et à la Mairie de Paris, ministre du Budget du gouvernement Balladur depuis la fin mars : un jeune homme dont les canines rayent le parquet. Un homme qui ne manque non plus de courage et qui sait l’importance, dans une circonscription, de la présence permanente sur le terrain.
    Je ne vais pas raconter le fait divers en long et en large 29  : c’est dans tous les journaux. C’est son intervention sur place en tant que maire qui a été le point d’orgue de ces trois jours de terreur et de folie.
    28 ou 29 mai
    Avec Hubert Védrine, dans l’Élysée moins triste qu’en 1986, nous parlons de la cohabitation. Pour le moment, elle est idéale : « Dire que les choses se passent bien, me confie-t-il, c’est en deçà de la réalité. Il ne faut pas trop le dire, car si on commence à raconter que le Président et le Premier ministre n’ont aucun mal à cohabiter, les deux vont avoir des ennuis de part et d’autre. »
    Il précise : dans le domaine partagé, il voit une conjonction absolue d’intérêts entre les deux hommes. Il oppose d’emblée la seconde cohabitation à la première : « La première cohabitation, me