Cahiers secrets de la Ve République: 1986-1997
Président n’ira pas au-delà du rôle que lui prête la Constitution. À ce propos, Mitterrand a reçu très longuement Philippe Séguin, président de l’Assemblée nationale, au sujet de la réforme de la Constitution. Ils ont parlé, entre autres choses, des pouvoirs du Parlement, et, bien sûr, de la réforme de la Haute Cour.
Le Président continue donc à se tenir au courant, par ses conseillers, ainsi que par les interlocuteurs qu’il invite lui-même à l’Élysée.Bennassayag me décrit son état d’esprit en ces termes : « Aujourd’hui, le Président a une œuvre à parfaire : l’Europe. Il aimerait que ce soit un véritable homme d’État qui lui succède. S’il avait le choix, Raymond Barre ou Édouard Balladur, c’est certain, lui conviendraient mieux que Jacques Chirac. »
Je ne peux me retenir de poser la question : « Et si la gauche gagne ? Mitterrand ne retient-il pas cette possibilité ? » Un peu embarrassé, Bennassayag se hâte de me dire qu’il la retient parfaitement, qu’il préférerait même, évidemment, que ce soit le candidat de gauche qui l’emporte : il pense, dans ce cas, à Jacques Delors et à Michel Rocard.
« Tout dépendra de beaucoup de choses, ajoute-t-il : Balladur peut demain s’écrouler dans les sondages. Giscard n’a pas renoncé à être candidat, c’est pour cette raison qu’il ne veut pas, comme l’a proposé Balladur, de liste commune pour les futures élections européennes. Si la gauche n’est pas en position, personne n’empêchera Giscard de se présenter ; il ne pourrait pas, dans ce cas, être accusé de faire le jeu de la gauche en divisant la majorité. »
J’ai rencontré également – troisième rendez-vous à l’Élysée en une après-midi : qui dit mieux ? – Anne Lauvergeon 35 . Jeune (elle n’a que 34 ans), carrée, les cheveux courts châtain foncé, elle me dit en riant, pour commencer, lorsque je la questionne à son tour sur les coulisses de la cohabitation : « Védrine est amoureux de Bazire ! » Elle aussi me raconte le rythme de travail à l’Élysée, autour des Conseils des ministres, des Conseils restreints, des visites hebdomadaires des ministres de la Défense et des Affaires étrangères. Le vendredi après-midi, le secrétaire général du gouvernement, Renaud Denoix de Saint Marc, communique par téléphone l’ordre du jour prévisionnel. Il le confirme le lundi après-midi et encore le mardi soir. Dans l’intervalle, Mitterrand accepte ou non que tel ou tel point soit présenté au Conseil. L’ordre du jour devient définitif le mercredi matin, après la rencontre entre le Premier ministre et le chef de l’État, de 9 h 30 à 10 heures, 10 h 15.
Je lui parle de la différence entre le domaine partagé – défense, politique étrangère, Europe, coopération –, dans lequel Mitterrand est le patron, et le domaine purement gouvernemental, où Balladur a les coudées franches. « Oui, c’est bien cela, me dit-elle, à cette nuance près qu’il y a beaucoup de zones grises. Ainsi beaucoup de sujets revêtent un aspect européen : la réforme du statut de la Banque de France, par exemple. »
Je lui pose une question que j’avais oublié de poser à Védrine : au fait, quand Balladur a-t-il annoncé à Mitterrand qu’il allait lancer un emprunt ? Elle réfléchit une seconde : « Le 24, lundi au matin. Le message a été transmis par Bazire à Védrine. C’était tardif, mais convenable. » L’emprunt a été lancé le lendemain 36 .
Le prochain sommet franco-allemand se tient dans quelques jours, mardi et mercredi, à Beaune, dans les fameux Hospices. Elle l’a préparé avec ses homologues de Matignon. Il me semble, à je ne sais quelles inflexions de sa voix, qu’elle est moins conquise que d’autres à l’Élysée par la personnalité de Balladur. Ou plus exactement qu’elle le soupçonne de desseins plus complexes. Elle voit chez lui un homme plus calculateur qu’on ne le croit. « Il a le souci de rafler la mise, me dit-elle. À la place de Chirac, je me méfierais... » Oui, décidément, elle n’est pas conquise par Balladur.
Se méfier ? Pourquoi le ferait-il ? Balladur lui doit tout, non ? Est-ce suffisant ? La question est là.
3 juin
Simone Veil, que j’ai vue aujourd’hui pour lui demander comment elle voyait la cohabitation, elle qui n’a pas une passion débordante pour Mitterrand – c’est là un euphémisme –, me
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