Cahiers secrets de la Ve République: 1986-1997
lui, et place à ses côtés Alain Madelin, qui est lui aussi du voyage. L’avion décolle de Villacoublay à 8 h 30. Chirac, costume gris-bleu, écharpe bleue. Sous les yeux, les poches se sont accentuées. Il apostrophe en ces termes Alain Madelin 6 :
« Tu seras là, avec les industriels ?
– Non, répond Madelin, tu m’as demandé de recevoir les Espagnols à l’heure où tu es avec eux.
– Il faut être très gentil avec eux ! recommande paternellement Chirac.
– De toute façon, ça n’est pas une région où il y a des problèmes !
– Qu’est-ce qu’il te faut ! proteste Chirac avec vigueur. Il y a une bonne dizaine d’entreprises qui s’apprêtent à se casser la gueule !
– Mais non, mais non, tempère Madelin. En dehors des machines-outils...
– Eh bien, il vaut mieux que tu ne sois pas là ! Si c’est pour leur dire que tout va bien ! »
Alain Madelin, pas content du tout, proteste : « Il n’y a que 1 000 emplois menacés !
– Tu parles ! le coupe Chirac. Il y a déjà 10 000 emplois qui ont sauté depuis que tu es ministre ! »
Mi-figue, mi-raisin, Chirac conjure le sort en plaisantant. Il faut dire que le sort ne le ménage pas depuis qu’il est à Matignon. Aprèsles jeunes, après la mort de Malik Oussekine, les mouvements sociaux dans la fonction publique, voici qu’une vague de froid sans précédent s’est abattue sur la France 7 , tandis qu’au Moyen-Orient, la guerre Irak/Iran se durcit.
À l’horizon se profile l’avion qui accompagne le Premier ministre.
« C’est peut-être un avion iranien ! » plaisante-t-il en esquissant une grimace. Il se tait puis, en une seule phrase, je comprends qu’il trouve que les temps sont durs : « Pas de chance, résume-t-il simplement. Il ne me manque plus qu’une épidémie de choléra ! »
C’est la première fois que je l’entends, depuis que je le connais, douter de sa chance.
Madelin, écœuré, se plonge dans ses notes. Je jette un coup d’œil sur ses documents. Une grande partie des papiers qu’il consulte sont rédigés en anglais. Ou plutôt en américain, car je remarque les sigles de l’ambassade américaine à Paris. Je me rappelle la photo de Ronald Reagan, ostensiblement affichée dans le bureau de François Léotard il y a quelques mois, au ministère de la Culture. Une photo destinée à faire pendant à la photo officielle – obligatoire dans les bureaux ministériels – du président français !
À 9 h 45, lorsque nous atterrissons, c’est Miss France, frigorifiée, qui attend Chirac, un bouquet dans les bras, sur le tarmac. « On aurait mieux fait de me l’amener ce soir », plaisante-t-il, de loin, au moment où il se prépare à descendre de la passerelle.
Puis commence, à un rythme chiraquien, son voyage officiel en terre d’Alsace, gaulliste de cœur depuis si longtemps, qui l’accueille avec la chaleur qui fait défaut au climat. Vitraux et boiseries à l’hôtel de ville de Mulhouse, « ville ouverte psychologiquement sur l’Europe ». « Ce n’est pas un hasard, insiste-t-il à la grande satisfaction de son auditoire, si c’est de cette terre haut-rhinoise qu’est sortie, au moment de la Révolution, la Marianne qui symbolisait la France. J’y songeais en voyant Miss France, symbole de la jeunesse d’une Alsace qui restera exemplaire, quelles que soient ses inquiétudes... »
Je préfère que Miss France entende ces propos publics plutôt que sa plaisanterie d’un goût douteux à la descente d’avion.
Quelques militants seulement sont venus crier « Chirac, président ! » sur la place, devant l’hôtel de ville. À quelques mètres d’eux, des opposants brandissent des pancartes jaunes : « Recherche sacrifiée », « Pouvoir d’achat en miettes », « Non aux classes surchargées ! ». Avant de quitter l’hôtel de ville, Jacques Chirac paraît au balcon et sourit à la maigre foule qui l’applaudit.
On enchaîne : visite d’une école de chimie à 11 h 30 ; en réponse à la question d’un élève, Chirac s’explique sur la sélection à l’entrée des universités : « Je n’ai jamais prononcé ce mot, assure-t-il. Les grandes écoles sont fondées sur la sélection, mais pas l’université. C’est une erreur de vouloir essayer de l’y introduire. Ce n’est d’ailleurs pas ce que disait la loi Devaquet. »
11 h 45. Amphithéâtre de l’école de chimie. Un discours convenu. Tout ce
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