Cahiers secrets de la Ve République: 1986-1997
vraiment, ou du moins qu’il ne laisse pas volontiers transparaître quand je le vois en tête à tête.
Son côté potache, sympathique, lorsqu’il avait 30 ans, passe plus difficilement aujourd’hui. Comment dire ? Il est moins approprié aux fonctions qu’il occupe. Du coup, son sourire permanent, ses grandes mains, ses bras ouverts, ses tutoiements ont quelque chose de plaqué, de pas naturel, de mécanique, en un mot.
Reste sa conception des hommes, dure, parfois méprisante, à l’exception des gens dont il pense qu’ils lui doivent tout ou sur lesquels il a barre. Exemple cette conversation avec François Guillaume, à voix basse, dans l’avion qui nous ramène, à un moment où, parce que j’ai les yeux fermés, il croit que je n’entends pas. Conversation tout à fait éclairante. Chirac s’oppose à la nomination, que demande Guillaume, d’un « socialiste » ou présumé tel au sein du ministère de l’Agriculture. « Non, lui interdit Chirac. Nomme des gens à moi, nomme des gens à toi, mais pas un socialiste ! »
François Guillaume proteste : « Je ne le peux pas. Dans mon ministère, en tout cas, il faut garder un certain équilibre. Et puis, il l’est si peu, socialiste !
– Tu parles ! lui dit Chirac. Comme si on pouvait être un peu socialiste... Non, je n’en veux pas de ton type ! »
La conversation s’arrête sitôt que je rouvre les yeux. Guillaume est surpris, mécontent, visiblement très ennuyé, car il avait dû promettreà un pauvre type de le faire entrer au ministère. Il se soumet, mais de très mauvais cœur.
Nous atterrissons à Villacoublay.
29 janvier
Le voyage en Alsace a servi de banc d’essai. Aujourd’hui, conférence de presse de Chirac dans la salle des fêtes du Quai d’Orsay : les salons de Matignon ne sont pas assez grands pour abriter les journalistes politiques français et étrangers. Tous les ministres, en revanche, sont présents pour épauler le Premier d’entre eux.
Chirac attaque bille en tête et sans biaiser. La France traverse, depuis plusieurs mois déjà, une zone de turbulences : manifestations, grèves, froid, désordres monétaires. Face à cela, Jacques Chirac affiche trois objectifs : poursuivre la modernisation de l’économie, ouvrir des chances nouvelles aux Français, améliorer les conditions de vie et donner un nouveau souffle au dialogue social.
Il répond à toutes les questions posées, et Dieu sait qu’il y en a : sur la cohabitation, les syndicats, la croissance, le chômage, la Nouvelle-Calédonie, le terrorisme, le Liban d’« où la France, dit Chirac, n’a pas l’intention de se désengager ». Y a-t-il un rapprochement entre les socialistes et les centristes ? Non, il ne croit pas que ce qu’il appelle le « monstre du Loch Ness » existe ; il ne croit pas, reprend-il en langage plus académique, que cette « perspective soit fondée ».
« Pourquoi avez-vous eu un état de grâce aussi court ? » lui demande Ivan Levaï. Il n’y en a pas eu du tout, convient Jacques Chirac, tout en rappelant que, depuis dix mois – autrement dit, dix mois de présence à Matignon –, toutes les élections partielles marquent la stabilité. Ce n’était pas le cas, note-t-il obligeamment, des élections partielles qui ont eu lieu en 1982, et qui marquèrent, quelques mois après la victoire de Mitterrand, les premières dégradations...
Une conférence fleuve qui se termine en queue de poisson par la question posée par Alain Rollat 11 , lequel se dévoue pour la formuler : elle porte sur le vrai-faux passeport d’Yves Chalier. Question si bien articulée que je la note in extenso : « Trouvez-vous banal ou mineur le fait qu’au ministère de l’Intérieur, on ait un jour délivré un vrai-faux passeport à quelqu’un de recherché par la police afin de l’aider à se réfugier à l’étranger pour se mettre à l’abri ? »
Chirac répond comme il peut, avec surprise presque, comme s’il n’était pas au courant : « Le ministre de l’Intérieur a dit ce qu’il avait à dire, je lui fais toute confiance. » Passez muscade...
Je me demande pourquoi Chalier a bénéficié de la grâce pasquaïenne. Pour moi comme pour d’autres, cette histoire de vrai-faux passeport reste une énigme. Chalier a été trouvé avec un passeport régulièrement émis, avec tout ce qu’il faut de cachets, mais à un faux nom. D’où l’expression de « vrai-faux passeport » :
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