Cahiers secrets de la Ve République: 1986-1997
qu’a exprimée Édouard Balladur il y a quelques semaines, lors de notre déjeuner : « Il faut continuer la conversation. »
Suit un passage sur l’après-Maastricht et la demi-déception qui est la sienne, aujourd’hui, à propos de l’Europe : « On a joué de malchance, convient-il, il s’est passé beaucoup d’événements depuis deux ans – psychologiques, économiques, des guerres aussi. L’Europe n’est pas ce qu’on attendait d’elle. » La Communauté n’en est pas pour autant en danger : « C’est une affaire de volonté, on veut faire l’Europe.
– Qui ça, on ? demande Jean-Marie Colombani.
– En tout cas, répond Mitterrand, moi, je le veux ! »
C’est assez r are de voir un homme que chacun sait affaibli exprimer à ce point sa volonté. Il énumère les grandes dates qui vont bientôt marquer l’Europe : institut monétaire, amorce de la future banque européenne, tous les rendez-vous avec l’Allemagne de Kohl,qui doivent harmoniser la situation, y compris monétaire, entre les deux pays. Il en profite pour remettre la Grande-Bretagne à sa place : il ne souhaite pas qu’une éventuelle ouverture vers Margaret Thatcher se fasse « au prix, dit-il, d’une brisure de l’amitié franco-allemande, ni de l’Europe ».
Voilà pour la politique internationale. Il se garde bien d’en rester là et prend un infini plaisir à parler longuement de politique sociale. Inutile de dire qu’il est loin de défendre celle de Balladur. La réduction du temps de travail ? Il se range à la proposition de réduction du temps de travail à 32 heures ou à quatre jours par semaine. « Ça a le mérite d’être clair, d’être parlant. » Avec réduction de salaire ? Oui, mais pas pour ceux qui gagnent moins de 7 000 francs par mois.
La retraite ? « Je suis un fervent partisan de la retraite à 60 ans. »
Les privatisations ? Il ironise : « Certains ont plutôt fait une bonne affaire. Je parle de ceux qui sont devenus actionnaires de la BNP ! »
Sur la cohésion sociale, enfin, il redevient sérieux avec ces phrases en guise d’avertissement au gouvernement : « Je ne prête pas au gouvernement actuel des intentions meurtrières à l’égard des droits sociaux. Je dis simplement : attention ! »
J’imagine Édouard Balladur pendant que Mitterrand joue ainsi la statue du Commandeur, juge sa politique, distribue des bons et des mauvais points en le mettant en garde d’aller trop loin !
Je m’apprête à cesser de prendre des notes, car je n’arrive plus à écrire assez vite, lorsque Mitterrand aborde, en réponse à une question d’Alain Duhamel, la délicate question de la cohabitation. Réponse : « Je ne suis pas un théoricien de la cohabitation, je la vis. » Différence entre la première et la seconde cohabitation ? « On a un peu caricaturé cette première cohabitation, dit-il. Je ne veux pas plaisanter sur ce sujet. Cela s’est gâté, surtout à la fin, après une grande difficulté au départ, celle des ordonnances. » Il n’empêche que Mitterrand, dit-il, a toujours reconnu les qualités de Chirac : « Travailleur, compétent, un homme qui aime le service public. » Et Balladur, alors ? Mitterrand emploie des termes pesés au trébuchet : « Il a un tempérament qui lui permet d’aborder les problèmes en des termes qui ne sont pas forcément antagoniques. Ça durera ce que ça durera. » En tout cas, c’est « un homme d’État, un honnête homme, qui défend ses idées. L’intérêt général doit être notre obligation ».
Le meilleur vient à la fin ; il reste en effet une seule personne dont il n’a pas encore parlé : Michel Rocard. Celui-ci a-t-il les qualitésd’un premier secrétaire ? « Oui, je le crois absolument. » Puis il ajoute : « Je n’ai pas d’hostilité à l’égard de Michel Rocard. »
Pyramidal ! Il a dit des tas de gentillesses sur Balladur et même sur Chirac, et de Rocard, ce qu’il trouve tout simplement à dire, c’est qu’il n’éprouve pas d’hostilité à son égard. Terrible déni !
26 octobre
Ayant longuement écrit sur l’émission avec Mitterrand, hier, je n’ai rien dit de ma rencontre avec Jacques Chirac. Il m’a reçu dans son immense bureau de l’Hôtel de Ville où il a, en ce moment, tout loisir de contempler la photo de Georges Pompidou qui le suit de bureau en bureau depuis 1969, ainsi que celle du général de Gaulle. « Vous
Weitere Kostenlose Bücher