Cahiers secrets de la Ve République: 1986-1997
premier « cactus » depuis neuf mois entre le Président et le Premier ministre dans le domaine « co-géré ». C’est assez pour que Mitterrand juge que Balladur a franchi la ligne jaune et qu’il peut à tout moment la franchir une nouvelle fois. À partir de maintenant, il l’a à l’œil.
Vis-à-vis des ministres du gouvernement Balladur, Mitterrand n’est pas monolithique. Il en aime beaucoup certains, il en apprécie moins d’autres. Il trouve qu’Alain Juppé fait un excellent ministre, le meilleur sans doute qui pouvait être désigné à ce poste : « Il n’a pas son pareil pour nommer à des postes diplomatiques des agrégés de lettres classiques. » Ce qui n’est pas pour déplaire à Mitterrand, on s’en doute.
Comment, ici, à l’Élysée, juge-t-on Charles Pasqua ? « Il a plus de plaisir aujourd’hui à réussir lui-même qu’à assassiner les autres. C’est un vieux parrain : il considère que l’Élysée leur appartient, à eux, les gaullistes. Mais il ne favorisera jamais plus l’élection d’un candidat de gauche pour barrer la route à un candidat de droite dont il ne veut pas, comme il l’a fait à deux reprises : volontairement, avec Valéry Giscard d’Estaing, la première fois, en 1981, et par maladresse, la seconde, en 1988. Il a changé : il est devenu républicain. Comme le prouve d’ailleurs la composition de son cabinet, politiquement hétéroclite : avec Abitbol, qui vient de la droite, Pierre Bordry, qui vient du centre, et Mécheri qui n’a pas son pareil pour savoir ce qui se passe dans les banlieues. »
Bennassayag tire de tout cela une conclusion politique dont je n’imagine pas qu’elle soit différente de celle de Mitterrand : « Si Pasqua bascule du côté de Balladur, si Juppé reste neutre, si Roussin, qui connaît tout et le reste sur la Mairie de Paris, passe dans le camp Balladur, alors Balladur cherchera à se présenter. À condition qu’il garde dans l’opinion la cote la plus haute. »
Et Rocard ? Il semblerait, à la réponse qu’il me fait, que Rocard ait « normalisé » ses rapports avec Mitterrand. Ne reste, pour éventuellement lui faire de l’ombre, que Jacques Delors. « Rocard est à l’heure actuelle en passe de rattraper son retard dans l’opinion vis-à-vis de Delors. Il devrait donc être investi sans problème par le Parti socialiste. » D’autant que, toujours suivant mon interlocuteur, il va réussir ses « Assises de la transformation » où une partie des écologistes va faire mouvement vers le PS. Puis viendront les élections européennes : « Rocard était mal barré, à cause de la possibilité d’une liste Tapie et d’une liste Kouchner. Mais il n’y aura pas de liste Tapie, et Kouchner acceptera de figurer sur la liste Rocard. Il suffira à Rocard d’obtenir 20 % des voix pour qu’on dise que le PS remonte. »
Mitterrand a donc donné son aval à Michel Rocard.
Le Président, me dit Bennassayag, aurait sans doute préféré que le PS ait un autre candidat. « Il préfère cependant que ce soit un candidat de gauche qui lui succède. Il n’aime pas Rocard, mais il aime encore moins Chirac. En cas de duel, il fera tout pour faire battre Chirac. »
Nous revenons en fin de conversation sur Balladur : « Balladur et Mitterrand sont comme deux augures à Rome, me dit mon interlocuteur ; ils ne peuvent se croiser sans rire. Balladur ne fait en ce moment que de la politique. Je me demande quand il a le temps de travailler. »
17 novembre
Bernard Pons, toujours président du groupe RPR à l’Assemblée, m’avait déjà raconté avec délectation le fameux déjeuner de Versailles, celui au cours duquel Chirac avait bousculé Balladur d’une phrase : « Il ne faudrait pas qu’on dise que Bérégovoy et Balladur, c’est la même chose. » Phrase qui avait horriblement vexé le Premier ministre.
Il me raconte aujourd’hui l’orage qui a suivi l’université d’été des jeunes RPR, à Strasbourg, en août dernier.
Il y a donc eu là une grande explication entre Chirac et Balladur. « Ils ont fait table rase, me dit Pons, en mettant tout sur la table. »
Tout, quoi ? Les petites phrases, les grandes intentions, les non-dits.
Et alors ?
« Pas grand-chose, me répond Pons, sauf que j’ai l’impression que l’humeur de Chirac est meilleure, depuis... Cela ne durera pas, affirme-t-il. Enfin, il n’y a rien à faire pour le moment, rien d’autre à faire
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