Cahiers secrets de la Ve République: 1986-1997
qui, dans les derniers moments de son règne, est apparu aux yeux de tous parfois terrassé par la maladie, au point que ses malaises ont été décrits par la presse du monde entier, parfois, au contraire, mystérieusement regonflé, imposant un rythme d’enfer à ses accompagnateurs, épuisant les journalistes autour de lui. Un homme attachant, avec des petitesses – rancune, mépris... – et des qualités uniques.
Cela, c’est le bilan positif, ou sa rapide esquisse. Bilan négatif :l’acceptation de la position allemande sur la Croatie et l’indépendance des pays qui composaient la Yougoslavie ; l’erreur de jugement sur le départ de Gorbatchev ; son fatalisme vis-à-vis du chômage ; le choix de certains de ses Premiers ministres, l’élimination d’autres que, comme Michel Rocard, il a préféré combattre après les avoir nommés ; la lutte au sein du PS, qu’il a attisée plutôt que calmée, sitôt entré à l’Élysée ; l’échec de la réduction des inégalités, la mise sous le boisseau de certaines réformes nécessaires qu’il a préféré laisser faire aux gouvernements de cohabitation.
Je vais vite et ne parle pas ici des « affaires », car tout le monde, majorité et opposition, est logé de ce point de vue à la même enseigne.
Ce qu’il m’a laissé, à moi, c’est tout bêtement l’amour de la politique. L’envie de connaître, d’écouter, de juger, de décortiquer la politique. De jauger le poids des hommes sur celui des choses. De comparer les destins individuels et les évolutions collectives. Un goût de l’art oratoire, de la conquête du pouvoir, sinon de son exercice. Je me rappelle, ce soir, ses différentes étapes politiques, dont la plus importante et la plus compliquée fut sans doute la prise du Parti socialiste en 1971. Et puis je retiens son obstination, sa détermination, sa volonté, son caractère en un mot.
Je sais qu’ont convergé à l’Élysée toutes sortes de médecins, authentiques ou parallèles, et je pense que personne ne saura jamais quel Président il aurait été, surtout au cours du second septennat, sans cette maladie. Car, depuis la révélation de son cancer, Mitterrand a donné un sentiment d’épuisement qui a lourdement pesé sur la vie publique.
J’écris tandis qu’après les émissions du matin nous attendons tous, en studio, pour les commenter, les images de la cérémonie du 8 Mai, 50 e anniversaire de la fin de la guerre en Europe. Les voici enfin sur le coup de 11 heures. Un spectacle inouï, véritablement, se déroule sous nos yeux. François Mitterrand, président en exercice, puisque la passation des pouvoirs n’a pas encore eu lieu, et Jacques Chirac, président élu, mais pas encore en fonctions, sont côte à côte, accompagnés de leurs épouses, dans la tribune qui fait face à l’Arc de Triomphe. Ils se parlent, se sourient, s’écoutent comme si rien, jamais, ne les avait séparés. Autour d’eux, cinquante-trois chefs d’État et de gouvernement.
De quoi parlent-ils avec une telle complicité ? On ne les entend pas. Chirac fait des gestes naturels, lui si facilement guindé. À unmoment, clou du spectacle, l’écharpe de Danielle Mitterrand, toute de jaune vêtue, glisse à terre. Chirac la ramasse d’un geste presque gracieux et la lui tend avec un sourire. Danielle elle-même, qui fait pourtant facilement étalage, en France et à l’étranger, de sa fibre de gauche, le remercie avec chaleur.
Qui a dit que les Français ne savaient pas se montrer aussi fair-play que les Anglo-Saxons ? Je me demande quand même si ce qui lie ce matin les deux présidents, ce n’est tout simplement pas leur victoire sur Édouard Balladur.
17 mai
Passation des pouvoirs à l’Élysée. Le septennat Chirac commence. Mitterrand s’en va. Quatorze années de pouvoir, dont quatre années de cohabitation. Le premier président de la République de gauche quitte l’Élysée accompagné par Jacques Chirac, qui, après un long entretien, le raccompagne avec une courtoisie appuyée jusqu’à sa voiture, dans la cour qui ouvre sur la rue du Faubourg-Saint-Honoré.
En introduisant officiellement Jacques Chirac dans ses fonctions, Roland Dumas, président du Conseil constitutionnel à qui revenait cette tâche, s’est dit « heureusement impressionné par la façon dont ont été transmis les pouvoirs ». Il a même ajouté que les cérémonies avaient « été souhaitées et organisées d’un
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