Cahiers secrets de la Ve République: 1986-1997
les relations Mitterrand-Rocard. Quelle en est l’origine ? Pour sa part, Carcassonne en est certain : à l’origine de tout, il y a la guerre d’Algérie. « Spécialement les décrets du 17 mars 1956 transférant les pouvoirs judiciaires aux militaires en Algérie 33 . Mitterrand s’est toujours débrouillé pour tuer politiquement les opposants à la guerre d’Algérie. »
Carcassonne me raconte comment, à plusieurs reprises, Mitterrand l’a barré, simplement parce qu’il était le collaborateur le plus proche de Rocard. Une première fois lorsque Pierre Joxe, alors ministre de l’Intérieur, lui a proposé de prendre la direction d’un comité des libertés publiques. Mitterrand s’y est personnellement opposé. Puis il a été question de Carcassonne pour occuper le poste de ministre des Finances de la petite principauté d’Andorre. Refus de celui qui était, de par ses fonctions présidentielles, le co-prince d’Andorre : François Mitterrand. « Une haine tenace, me dit-il, qui n’a cédé devant rien. »
L’erreur de Michel Rocard, selon lui et comme pour beaucoup, a été de privilégier l’unité du Parti socialiste, sa réunification, par rapport à sa rénovation. « Il a été avalé par le Parti au lieu de l’avaler lui-même. »
Dans l’après-midi suivant ce déjeuner, le gouvernement est constitué autour d’Alain Juppé, comme on s’y attendait.
Un mot, et même plusieurs, sur Alain Juppé. Chirac l’appelle souvent « le meilleur d’entre nous » : cela veut sans doute dire qu’il a la tête bien faite, qu’il est à la fois énarque et normalien, qu’il n’a jamais éprouvé la tentation de trahir Chirac, et qu’il n’affecte pas de lire uniquement des romans policiers. Aux Affaires étrangères, de surcroît, il a laissé un bon souvenir.
Pourquoi Alain Juppé et pas Philippe Séguin qui a engagé à fond son talent, sa puissance de conviction dans la campagne présidentielle ? Je pense que Chirac en a un peu peur, de ce Philippe Séguin qui ne doit rien à personne, qui pense par lui-même et qui résiste aux idées reçues. Alain Juppé, de ce point de vue, est moins imprévisible, plus lisse, davantage « sous contrôle » que le président, jugé souvent caractériel, de l’Assemblée nationale.
Eh bien, il y restera, à l’Assemblée, puisqu’à la fin de l’après-midi, lorsque la composition du gouvernement est connue, il n’y figure pas. Il semblerait que Juppé ait dit : « C’est lui ou moi. » Quarante-deux ministres et secrétaires d’État, dont douze femmes. Le gouvernement le plus nombreux qu’ait constitué la droite depuis les débuts de la V e République 34 .
Contrairement à ce que je pensais, pas beaucoup de symboles d’ouverture dans ce gouvernement. Des amis, des fidèles de toujours comme Jacques Toubon, le premier dans l’ordre protocolaire, à la Justice, ou Jean-Louis Debré, à l’Intérieur. Des ministres qui, à peu d’exceptions près, ont pris parti pour Chirac dès la fin 1994. Des personnalités opportunément ralliées depuis longtemps au maire de Paris, comme Hervé de Charette ou Charles Millon ; des UDF restés prudemment à l’écart et quelques habiles rescapés du gouvernement balladurien précédent, comme François Bayrou.
Dans tout cela, pas de représentants de la gauche modérée, de républicains de progrès, de radicaux. L’ouverture était dans le discours, pas au gouvernement. Les deux seules originalités consistent d’abord dans le nombre de femmes qui en font partie : douze, du jamais vu, mais, surtout, dans la nomination d’Alain Madelin au ministère des Finances.
Que Madelin soit au gouvernement, cela n’a étonné personne, puisqu’il avait vigoureusement pris parti pour Chirac dès 1994, au moment où François Léotard et Gérard Longuet, ses copains de toujours, soutenaient, eux, Édouard Balladur. Mais Madelin aux Finances, voilà qui en surprend plus d’un !
Madelin, c’est un pari. Un pari personnel de Chirac, car Juppé, c’est le moins qu’on puisse dire, n’en est pas fanatique. De par sa formation, sa façon de parler, son allure, sa culture aussi, Madelin ne ressemble à aucun de ses prédécesseurs. Il a tenu sur la parité mark-franc des propos que l’Allemagne n’a pas avalés, et s’affirme volontiers comme un franc-tireur, pour ne pas dire, comme Le Monde l’a indiqué hier, un « hérétique ».
23 mai
Discours de politique
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