Cahiers secrets de la Ve République: 1986-1997
deux, ce soir, à la table d’honneur, pendant que les prix, dans chaque catégorie, étaient décernés. Cela a tenu du jeu de massacre : rien en dehors du prix de meilleur réalisateur defiction attribué à Marcel Bluwal – lequel s’est plaint en public que ce soit sur TF1 privatisé qu’on ait diffusé son film ! –, de celui de meilleur comédien attribué à Pierre Arditi, qui ne représente que lui-même puisqu’il est partout, ou encore du Sept d’or attribué à l’émission jeunesse de Patrice Drevet, que nous avions décidé de supprimer. Meilleurs animateurs : Bernard Pivot et Michel Drucker, Antenne 2. Meilleur téléfilm : Les Étonnements d’un couple moderne , de Pierre Boutron, Antenne 2. Meilleure série : Félicien Grevêche , réalisée par Michel Wyn, Antenne 2. Meilleur auteur : Jean-Claude Carrière, Antenne 2 28 .
Pendant que la litanie s’allongeait, pendant que les primés se félicitaient de la suprématie d’Antenne 2 tout en en profitant pour stigmatiser TF1, nous avions l’impression, Le Lay et moi, côte à côte, d’en prendre littéralement plein la figure. Moi, je gardais sur mon visage un sourire figé, tandis que lui ne bronchait pas sous les sarcasmes. Moment inoubliable !
Fin juillet
Je n’ai pas tenu la chronique au jour le jour de ma vie sur TF1. Je trouve néanmoins que ces gens – je veux dire : Bouygues, Le Lay, etc. – n’appartiennent pas à mon monde. Ils ont l’impression – c’est en cela que j’éprouve pour eux quelque chose comme de l’admiration – que tout est possible, et peut-être même que tout s’achète. Je connaissais un audiovisuel empêtré dans ses pesanteurs, terrorisé par les calculs de pâles bureaucrates de la Rue de Rivoli. D’un coup, tout cela me semble voler en éclats, au moins partiellement.
Exemples : Le Lay et Bouygues, après avoir financièrement très bien traité les personnels de la chaîne, ont décidé d’afficher, dans les ascenseurs, à Montparnasse et même à Cognacq-Jay, le cours de l’action TF1, et aussi son audience. Il y a à peine quelques semaines, si un président de TF1 avait voulu faire cela, il aurait dû s’opposer à l’ensemble des salariés de la chaîne. Aujourd’hui, la plupart sont contents, au contraire, de constater que leurs actions se portent bien,d’autant plus qu’avec l’abondement consenti à chacun, les actions achetées ont été doublées sur ordre de Bouygues.
Autre exemple du changement de mentalité parmi tout le personnel : l’évolution des syndicalistes. Dans le bâtiment, chez Bouygues, chacun le sait, il n’y a que des syndicats patronaux. Ce n’est pas le cas ici, de loin. Eh bien, comme par enchantement, les syndicats de TF1 se taisent. Pourquoi ? Tout simplement parce que le paternalisme de Bouygues marche à la télé comme ailleurs. Une émission à l’un, un voyage aux États-Unis promis à l’autre (auquel celui-ci finira d’ailleurs par renoncer tant il a eu peur, certes tardivement, d’avoir été « récupéré » par le patronat capitaliste), des augmentations judicieusement accordées, et la paix sociale est assurée.
Hormis ceux d’entre eux qui ont souhaité partir, ils sont depuis vingt, trente ans dans la maison. Ils ont parfois lutté pour des augmentations de 100 francs. Aujourd’hui, ils ont le sentiment que l’argent coule à flots, que rien ne pose problème, que la direction des ressources humaines est là pour prévenir leurs désirs.
Tout cela me fait peur, car je crois savoir ce qu’il y a immanquablement derrière ce paternalisme.
Cela étant, nous-mêmes, cadres supérieurs, nous avons accepté que des numéros nous soient attribués dans la hiérarchie. Moi, je suis n o 7 après Le Lay, Ockrent, Mougeotte, Du Peloux, Dutoit et Givadinovitch (resté sous Bouygues ce qu’il était chez Bourges, le grand patron de la pub). On m’aurait dit qu’un jour je serais le n o 7 – ou 77, d’ailleurs –, je ne l’aurais pas cru.
La seule chose à laquelle nous ayons résisté – je veux parler ici de tous les cadres –, c’est à la décision chère à Francis Bouygues de nous faire porter, au revers de la veste ou sur le pull-over, un petit signe distinctif, un sigle de TF1. Lorsque je lui ai expliqué que les journalistes ne voulaient pas d’un signe aliénant, il n’a sincèrement pas compris. Il m’a fait valoir que les cadres, les ouvriers de Bouygues dans le bâtiment, et
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