Cahiers secrets de la Ve République: 1986-1997
Gordji était écrasant, que les charges réunies sur son implication dans les attentats terroristes de 1986 ne faisaient aucune doute, et de l’avoir néanmoins libéré.
Chirac commet alors une erreur dont je perçois tout de suite qu’elle est irréparable. Il affirme avoir toujours dit à Mitterrand – et l’avoir redit, dans la conversation à laquelle Mitterrand fait allusion – qu’il ne disposait d’aucune preuve de la culpabilité de Gordji. Il aurait pu s’arrêter là, mais il tient alors à conforter son avantage : il demande à Mitterrand si, en le « regardant dans les yeux », celui-ci peut dire le contraire.
Sur le moment, je jure que sur le moment – et pas après, ni à la fin, ni quelques minutes plus tard – j’ai pensé que Jacques Chirac était décidément bien naïf. S’il espérait que François Mitterrand, les yeux dans les yeux, ou autrement, était homme à caler et à lui donner raison, il s’est vraiment trompé ! Mitterrand a levé sur lui un regard à découper le décor : « dans les yeux » ou pas, il lui a renvoyé sa version des faits dans la figure avec une rare violence.
« Passons », a dit Chirac. C’est là qu’il a perdu.
29 avril
Je reviens sur le débat d’avant-hier parce que j’étais trop excitée, sur le moment, pour en écrire davantage. Il y a eu entre les deux hommes un échange vif autant que passionnant à propos de Jean-Marie Le Pen. J’ai demandé à l’un et à l’autre ce qu’ils comptaient faire pour attirer sur leur nom une frange des électeurs du chef du Front national, étant donné qu’aucun d’eux ne pouvait être élu sans ces électeurs-là. « Moi, a dit Mitterrand, je n’ai rien à faire, je défends les idées que j’ai toujours affirmées », sous-entendu : je ne vais pas changer de discours pour le second tour. Jacques Chirac a dit la même chose. Match nul. Mais, plus tard, évoquant le problème de l’immigration, Chirac a parlé d’identité nationale. Il n’a pas fini saphrase que l’autre lui demande avec ironie s’il n’a pas l’impression, en prononçant cette phrase, de faire un clin d’œil au Front national. Chirac nie. « Très bien, dit Mitterrand du ton de qui ne s’en laisse pas conter, donc pas de clin d’œil ! »
Bref, Mitterrand n’a fait grâce de rien à Chirac, il ne lui a rien laissé passer. Sur l’État-RPR, Chirac a tenté de répondre en faisant allusion aux entraves mises par l’Élysée aux nominations... à la Haute Autorité. Je suis d’autant plus furieuse qu’avant d’animer le débat, les proches des deux candidats m’avaient assurée qu’ils ne feraient pas allusion à mes fonctions passées, lesquelles n’avaient rien à voir avec le débat du 28. En outre, Chirac s’est trompé en ayant soutenu que l’Élysée avait interdit le candidat que je voulais nommer à la tête d’Antenne 2. C’est tout le contraire : l’Élysée a imposé un candidat dont je ne voulais pas ! L’erreur de Jacques Chirac m’autorise à lui redemander de me laisser en dehors du débat, et à Mitterrand de contester la fausse affirmation de Chirac.
Et puis, quelle rouerie de la part de Mitterrand dans la façon dont, de manière permanente, il a opposé Jacques Chirac à Raymond Barre : sur l’économie, sur l’Europe, maintes fois il a tenté de faire passer le message aux électeurs de Barre.
Enfin j’allais oublier de parler de ce qui a été, avec l’affaire Gordji, le moment le plus fort de l’émission. Depuis le début, Mitterrand n’arrêtait pas d’appeler Chirac : « Monsieur le Premier ministre » pour bien montrer que le Président, donc le patron, c’était lui, Mitterrand. Jacques Chirac a essayé de contre-attaquer : « Permettez-moi de vous dire, a-t-il dit en substance, qu’ici, ce soir, je ne suis pas Premier ministre, vous n’êtes pas Président, nous sommes deux candidats à égalité. » L’autre, glacial, a lancé un : « Vous avez tout à fait raison, Monsieur le Premier ministre ! » Façon de montrer qu’il se contrefichait de l’argument de Chirac et que celui-ci n’avait nul moyen de l’imposer. Il lui a d’ailleurs donné du Monsieur le Premier ministre jusqu’à la fin 23 .
À noter que, ce matin, un sondage Sofres indique que pour 42 % des Français, Mitterrand a gagné. Cela ne veut pas dire grand-chose : je ne pense pas qu’un tel débat change en quoi que ce soit le comportement des
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