Cahiers secrets de la Ve République: 1986-1997
droite classique, comme on dit, ne s’en débarrassera pas si facilement. La France non plus.
9 mai
Comédie humaine... Giscard n’a pas attendu longtemps pour s’affirmer le chef d’une « opposition constructive ». Revanche immédiate, donc, sur Chirac dont la défaite est comme soulignée par cette initiative de VGE. Qu’est-ce que cela veut dire, une « opposition constructive » ? Giscard s’en explique : il ne veut ni ralliement individuel à Mitterrand, ni reniement à l’égard de l’UDF. Il craint évidemment que les centristes ne soient tentés de rallier la nouvelle majorité. Car des hommes comme Pierre Méhaignerie, par exemple, apprécient depuis longtemps la personnalité de Michel Rocard, et le font savoir.
Jacques Chirac, lui, a déjeuné ce lundi avec Charles Pasqua et Édouard Balladur. Loin de lui, et décidé à tout faire pour s’en éloigner davantage, Michel Noir reprend son offensive sur le Front national. C’est Jacques Toubon qui me raconte comment, dans la perspective des futures législatives auxquelles le RPR croit dur comme fer, Michel Noir a ramené sur le devant de la scène le problème du cap à tenir vis-à-vis du parti de Jean-Marie Le Pen qui vient d’obtenir un score historique à la présidentielle. Entre nous, tout ce petit monde est en train de se diviser sur la conduite à tenir. L’accord avec le FN ? En aucun cas ! clame Noir. Pourquoi pas ? hésitent Bernard Pons ou Robert Pandraud. Chirac plaide pour lerefus de toute entente nationale, ce qui n’empêcherait pas certains accords locaux...
Je m’aperçois que je vois moins les acteurs principaux de l’actualité politique en tête à tête. Il y a toujours avec moi soit d’autres journalistes, soit un ou deux directeurs de chaîne. Cela empêche les confidences, vraies ou fausses, les digressions, les petites histoires qui pouvaient faire le charme de mes cahiers précédents. Je me sens aujourd’hui comme ces éditorialistes que je critiquais quand j’étais jeune, qui écrivent de façon d’autant plus péremptoire qu’ils ne sont pas sur le terrain. Disons que ma façon à moi d’être sur le terrain a changé : je ne vais plus écouter les hommes politiques, ce sont eux, au contraire, qui viennent parler, ici, devant les caméras. J’ai droit à des confidences publiques, que ce soit en coulisses ou sur les plateaux.
10 mai
Tout se déroule comme prévu : Michel Rocard devient Premier ministre.
Mitterrand lui en a fait la proposition après le déjeuner qui a eu lieu à l’Élysée aujourd’hui. Situation peu habituelle : le déjeuner a eu lieu avec Rocard, Bérégovoy et Bianco, les trois s’attendant sans doute à être nommés à Matignon. Au sortir du déjeuner, Mitterrand semble hésiter, tout haut, entre Bérégovoy et Rocard, pour finir, au bout de quelques phrases, par choisir Rocard. Quelle cruauté envers les autres !
Vers 15 h 30, Michel Rocard a prévenu les siens, qui déjeunaient place du Palais-Bourbon, chez Tony Dreyfus, et demandé à Jean-Paul Huchon de le retrouver à Matignon dans l’après-midi. On imagine la joie de la petite bande, qui a immédiatement débouché le champagne.
Lorsqu’il gravit comme un adolescent les marches du perron de Matignon, c’est Maurice Ulrich, assez réservé, qui salue Michel Rocard en haut du perron. Il se trouve que Michel Rocard a fait l’ENA avec Chirac, qu’il a le même âge, qu’ils ont tous deux conservé très longtemps – et même, je crois, toujours – une vieille complicité. Chirac l’accueille presque affectueusement. Sur les images de la passation des pouvoirs, il parvient à sourire sans trop de difficultés. Nous ne saurons sans doute que plus tard ce qu’ils se sont dit, s’ils ontparlé de Mitterrand ou pas, si Chirac a mis Rocard en garde contre le chef de l’État. En tout cas, il a eu l’air d’encaisser son départ avec classe, sans s’accrocher.
Je n’ai vu que les images de la passation des pouvoirs puisque, une fois de plus, j’ai déserté le « terrain ». Je ne peux que me fier désormais à ce que je vois, aux reportages ramenés par les équipes, aux conversations avec les uns et les autres.
Je m’y fais : après tout, ce que les hommes politiques ont de plus important, ce sur quoi ils doivent rendre des comptes, ce sont leurs apparences. À mon bureau, au sein d’une chaîne de télé, il faut bien que je m’en contente, à l’instar de la plupart des
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